Tous les soignants connaissent le poème « La vieille dame grincheuse », retrouvé dans les affaires d'une vieille dame irlandaise après sa mort. Le lieu et l'auteur peuvent varier, mais le témoignage sur le vécu de la personne âgée, souvent dépendante des proches ou des soignants, reste éloquent. Explications.
Que vois-tu, toi qui me soignes, que vois-tu ? Quand tu me regardes, que penses-tu ?
“Une vieille femme grincheuse, un peu folle
Le regard perdu, qui n'y est plus tout à fait,
Qui bave quand elle mange et ne répond jamais,
Qui, quand tu dis d'une voix forte «essayez»
Semble ne prêter aucune attention à ce que tu fais
Et ne cesse de perdre ses chaussures et ses bas,
Qui docile ou non, te laisse faire à ta guise,
Le bain et les repas pour occuper la longue journée grise.
C'est ça que tu penses, c'est ça que tu vois ?
Alors ouvre les yeux, ce n'est pas moi.
Je vais te dire qui je suis, assise là si tranquille
Me déplaçant à ton ordre, mangeant quand tu veux :
Je suis la dernière de dix, avec un père et une mère,
Des frères et des soeurs qui s'aiment entre eux.
Une jeune fille de 16 ans, des ailes aux pieds,
Rêvant que bientôt, elle rencontrera un fiancé.
Mariée déjà à 20 ans. Mon coeur bondit de joie
Au souvenir des voeux que j'ai fait ce jour-la.
J'ai 25 ans maintenant et un enfant à moi
Qui a besoin de moi pour lui construire une maison.
Une femme de trente ans, mon enfant grandit vite,
Nous sommes liés l'un à l'autre par des liens qui dureront.
Quarante ans, bientôt il ne sera plus là.
Mais mon homme est à mes côtes qui veille sur moi.
Cinquante ans, à nouveau jouent autour de moi des bébés ;
Me revoilà avec des enfants, moi et mon bien-aimé.
Voici les jours noirs, mon mari meurt.
Je regarde vers le futur en frémissant de peur,
Car mes enfants sont tous occupés à élever les leurs,
Et je pense aux années et à l'amour que J'ai connus.
Je suis vieille maintenant, et la nature est cruelle,
qui s'amuse à faire passer la vieillesse pour folle,
Mon corps s'en va, la grâce et la force m'abandonnent.
Et il y a maintenant une pierre là ou jadis j'eus un coeur.
Mais dans cette vieille carcasse, la jeune fille demeure
Dont le vieux coeur se gonfle sans relâche.
Je me souviens des joies, je me souviens des peines,
Et à nouveau je sens ma vie et j'aime.
Je repense aux années trop courtes et trop vite passées,
Et accepte cette réalité implacable que rien ne peut durer
Alors ouvre les yeux, toi qui me soignes et regarde.
Non la vieille femme grincheuse...
Regarde mieux, tu me verras !”
Ce poème a été retrouvé dans les affaires d'une vieille dame irlandaise après sa mort. Émouvant et tellement proche des situations qu'il nous arrive de rencontrer dans nos pratiques professionnelles ou nos vies familiales, cette dame nous indique avec une sincérité percutante, que la voix à suivre n'est autre que celle de l'écoute du sujet à travers son histoire singulière. SUPER! Notre vieille dame irlandaise nous enseigne des messages clés quant à l'accompagnement de la personne âgée et dépendante.
Au grand âge, le sentiment d'être perçu comme un objet dépendant et inféodé aux exigences de l'autre constitue une souffrance psychologique insoutenable. Le dommage est tel que l'agressivité ou la grincherie deviennent parfois la seule manière de se sentir présent à son histoire. Son désir est d'être reconnue à travers les différentes étapes de sa vie, dans son histoire personnelle et non pas d'être assimilée à son état de déchéance physique.
Son besoin de communiquer à propos de sa vie reste intact. Son potentiel émotionnel fonctionne toujours à plein rendement alors qu'elle croit que le soignant la perçoit vide et absente. Sa demande au soignant est précise et limpide : ouvrez les yeux et regardez-moi à travers les lunettes de ma Vie et non plus à travers celles de la survie !
L'espérance de vie ne cesse de croître et plus que jamais, la formation des soignants au sens large du terme représente un enjeu sociétal majeur. Avant, les plus de soixante ans étaient souvent les derniers vivants de leur famille. Aujourd'hui, ils ont encore leurs parents survivants, ainsi que des enfants et petits-enfants. La donne a diamétralement changé ! Dans nos formations au Cefem (Centre de formation à l'écoute du malade), nous rencontrons des accompagnants et des soignants formidablement motivés. Sans eux, bon nombre de personnes âgées ne pourraient subsister dans la dignité. Nous continuons chaque jour à les soutenir dans leur choix de métier et à les encourager à regarder la personne âgée, quel que soit son état psychique ou physique, avec proximité, écoute et empathie.
Dernièrement, j'ai eu le bonheur en tant que formateur de partager de merveilleuses journées avec des aides familiales. Métier injustement méconnu et sans qui un très grand nombre de personnes n'aurait plus la moindre chance de pouvoir continuer à vivre dans la maison de leur vie. Elles m'ont relaté bon nombre de situations de détresse insoupçonnées. Elles sont incroyables de générosité et de professionnalisme. Je voulais en profiter pour leur rendre l'hommage qu'elles méritent. Lors d'une de ses dernières formations, l'une de mes collègues demande quel serait le mot de la fin ? Avec quoi repartent-elles ? Et une aide-familiale intervient : après ces trois matinées, au fond, je réalise que nous faisons un beau métier, c'est la première fois que je réalise cela !
.
Eh bien oui ! la plupart des participantes, au-delà des situations difficiles, des plaintes répétées, des discours souvent délirants, des anxiétés, des angoisses, des déchéances physiques, arrivent à ouvrir leurs yeux et à rester dans une qualité de présence interpellante. Même au coeur de la plus amnésique des sénilités, nous ne pouvons en aucun cas présumer de ce que la personne qui en est atteinte vit vraiment. Ce qui est brouillé, c'est sa communication avec ses semblables, mieux : ses proches (qui désormais ne sont plus semblables à elle). Les informations qui nous parviennent alors sont comme les messages d'un navire isolé par la houle : elles peuvent nous désoler par leurs séquences inaudibles et altérées. Elle nous isolent du parleur et l'isolent de nous, mais non pas de lui-même. Ce que la vieille dame irlandaise vit, elle le vit - que nous puissions ou non y participer. Nous sommes désormais exclus de son aventure ; elle, non. Elle nous le dit, elle n'est pas “folle”, et dans cette vieille carcasse, la jeune fille demeure
. L'attitude la plus commune, aujourd'hui, consiste bien à vouloir, par tous les moyens, repousser aussi loin que possible l'échéance d'une vieillesse honnie.
Ce refoulement individuel de l'idée même de vieillesse se trouve tout logiquement corroboré par l'ordre social, où l'éviction des personnes âgées hors de la vie familiale et quotidienne s'accompagne, parfois, de leur réclusion pure et simple dans des établissements spécialisés.
Dans notre société où les uniques mesures d'évaluation sont celles du matérialisme et du mercantilisme, il est clair que la vieillesse a peu d'atouts. N'est socialement admissible que celle qui continue activement de consommer : biens, cures, soins gériatriques, voyages organisés, distractions, culture etc... Économiquement faible, elle incarne presque un mal absolu
. Or ce n'est certes pas la vieillesse qui nous détruit, mais l'image que nous nous en sommes faite. C'est vraiment ce que cette vieille dame irlandaise nous dit. La vieillesse constitue une autre étape, une autre présence au monde, le lieu d'une perception nouvelle.
Que vois-tu, toi qui me soignes ? Que vois-tu ? Quand tu me regardes, que penses-tu ?
.... Peux-tu entendre : ... que j'ai accepté passionnément (consciemment ou non) toutes les formes qu'a pris ma présence au monde : mon séjour au ventre de ma mère, ma naissance dans une famille qui s'aime et ma place de dernière dans une fratrie de dix enfants, mon enfance, ma jeunesse, mes rêves, mon fiancé, et enfin ma maturité. Pourquoi, entre toutes ces formes aurais-je horreur de celle-là ? Pourquoi ne ferais-je pas confiance à ma dernière “incarnation” ? Celle qui, aux yeux des autres et de moi-même, me fera paraître en vieille femme ? Pourquoi ne m'y donnerais-je pas avec la même foi, la même conviction, la même inextinguible curiosité ? Et même si mon corps se déglingue, si ma peau se ratatine, si mes membres se nouent, et se raidissent, peux-tu me reconnaître aussi à travers cette étape-ci de ma vie ? Allons, regarde,“ouvre les yeux” et vois qu'il reste en moi et qu'il restera hors de moi, en tout ce qui me prolonge et me continue, m'entoure et me multiplie, bien d'autres tangibles merveilles.
Comme l'écrit Christiane Singer : Nous sommes tous gens du voyage. Et ce voyage est la vie. Nous traversons l'un après l'autre des pays où les perspectives et les aventures ne se comparent pas entre elles, où change jusqu'à la perception que nous avons des êtres, des choses, de temps et de l'espace. Ces pays ont leurs villes, leurs campagnes, leurs monts et leurs mers - et les cols vertigineux qui les séparent en font des territoires autonomes dont l'exploration successive constitue l'existence humaine. Cette traversée, nous ne l'effectuons pas seuls, mais, bon gré mal gré, avec la caravane de la génération avec laquelle nous nous sommes mis en marche et dont les rangs iront s'éclaircissant jusqu'au terme. Tantôt pleine d'ardeur, elle nous porte de son élan ; tantôt rétive et incertaine, elle nous grève de son anxiété. Une révélation guette celui qui avance dans son voyage, le coeur et les yeux ouverts. Après s'être vu dépouillé en chemin de ce qu'il avait un temps possédé, le voilà bientôt, à sa grande surprise, comblé d'autres biens dont il ne soupçonnait, jusqu'alors, ni l'existence ni le prix. Il apprend que rien ne lui est ôté en cours d'existence, sans qu'autre chose d'aussi précieux ne lui soit donné en contrepartie. Celui qui n'a pas reconnu que la vie est incessante métamorphose n'aura pas sa part du miracle. Étranger, tant au pays qu'il traverse qu'à celui qu'il convoite, il se verra, tout comme la femme de Loth qui rechignait aussi à avancer, transformé en statue de sel.
Attention à nous de ne pas transformer les personnes âgées en statue de sel, en les empêchant d'avancer dans ce qu'elles ont à vivre. Merci à la vieille femme grincheuse pour son témoignage plein de sens.
Jacques OPPEZZI « Humaniste »
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