Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

Merci d'avoir répondu !

ETHIQUE

Bloc opératoire : les conflits délétères de ces lieux confinés...

Publié le 23/10/2014
tenue infirmier de bloc gants

tenue infirmier de bloc gants

« Je sors du bloc, je rentre chez moi, en miettes, avec ce fond d’angoisse quotidien s’exprimant par cette petite voix intérieure qui dit que je n’ai pas été très très bon aujourd’hui. Le rythme tombe doucement mais il faudra encore une heure ou deux pour que je me sente à peu près bien. »

Bras de fer, bras de force... l'auteur théorise sur "la théâtralisation des émotions" qui fait partie des conventions au bloc opératoire.

Ce sentiment de descente, nous le connaissons tous. Pas besoin de passer par des paradis artificiels pour sentir ça, les enfers du réel suffisent. C’est une curieuse sensation, un mélange venimeux fait du vide oppressant qui contraste avec le rythme effréné de la journée et l’espoir de retrouver un espace sécurisant, une bulle confortable, un chez soi. Il faudra encore être disponible pour les enfants et pour son conjoint en évitant de laisser les soucis du boulot prendre trop de place. Nous donnerons alors quelques miettes d’énergie, celles qui restent pour faire bonne figure, parce qu’il faut assurer, partout et avec tout le monde.

La contrainte dans les blocs opératoires est aujourd'hui de plus en plus forte. On mesure les délais entre l’entrée en salle, l’induction, le temps d’installation, l’incision, la sortie de salle, l’arrivée en SSPI… Il faut rentrer dans les moyennes nationales, et mieux si possible. L’efficience au bloc opératoire ajoute des pressions au milieu ambiant, pressions déjà bien présentes au naturel. Le bloc opératoire est un milieu où s’agrègent les "surspécialités" dans les différentes catégories professionnelles. Ces "surspécialités" ont une propension naturelle au cloisonnement et à la libéralisation. Pour exister dans ce milieu hostile, les individus mettent en place des systèmes de  protection, des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer des affections spécifiques internes et/ou externes. Ces affections sont vécues par le sujet comme menaçantes, épuisantes ou dépassant ses ressources.

Quand il m’a hurlé dessus, je n’ai pas su faire autrement que de faire pareil pour me défendre, j’aurais voulu le mettre en miettes, ensuite j’ai perdu mes moyens, je ne savais plus où j’en étais, je m’en voulais de m’être donné en spectacle.

Ici, au bloc, l’ego, le narcissisme, les désirs, les humiliations vont bon train. Les rapports humains entre acteurs du bloc se codifient et se complexifient, ils vont de la séduction à la rivalité, de la domination à la soumission librement consentie et ce, dans des excès que l’on voit rarement ailleurs. La théâtralisation des émotions fait partie des conventions au bloc opératoire, c’est un  théâtre des opérations pour les "acteurs" du Bloc (theater en anglais pour signifier le bloc). Nicole Smolski Présidente de la Commission statutaire nationale (anesthésie-réanimation) pense que le management d’un bloc opératoire consiste à transformer une horde de solitaires en un groupe social où les individus reconnaissent des règles communes 1. Cette violence est assimilable au milieu guerrier, le langage et le vocabulaire inscrit au cœur du bloc rappelle d’ailleurs le vocabulaire militaire : arsenal, armer une salle, techniquer, un patient en "tenue réglementaire spécifique", uniforme (tenue de combat)… Quand le vocabulaire ne suffit pas, le bloc a su mettre en place des rituels qui, sur le plan symbolique, ont trait au sacré sur le plan de l’hygiène bien sûr, mais aussi plus finement d’un acteur à l’autre : des petites habitudes auxquelles il ne faut pas contrevenir sous peine de mauvaise humeur ou pire. Le bloc est une forme d’Olympe où certains démiurges pensent être directement issus de la cuisse de Jupiter. Ici, les bourssoufflures égotiques se portent bien.

Il m’a été donné plusieurs fois la charge de suivre des projets en bloc opératoire. C’est un lieu singulier, passionnant, un huis clos dans lequel s’enchaînent des actes d’une grande technicité qui visent l’exploration, la réparation ou la continuité d’un fonctionnement physiologique. Ces actes, de plus en plus précis, demandent une grande concentration de la part de tous les acteurs. Les prises en charge des urgences vitales, les « rajouts » au programme prévisionnel, le programme lui-même qui déborde, peuvent contribuer au fait que la pression monte très vite et se transforme en agressivité. La pire des choses serait peut-être que l’on s’habitue à cette tension... La violence n’attend que cela pour prendre racine.

J'ai bien vu que je le déstabilisais quand je l’ai regardé sans lui répondre. J’avais posé là un tout petit bout de silence, une miette de calme furieusement efficace.

Il est temps de substituer aux conflits délétères de ces lieux confinés des modes différents de conflit. La meilleure réponse à la violence n’est pas la violence, même si elle a tendance à pointer son nez en termes de réactivité spontanée. J’invite les chefs de bloc à intégrer des modes de management non violents, une démarche éthique et à les inscrire dans les chartes de service. Les indicateurs de bloc peuvent très facilement intégrer le niveau de violence interne et son évolution (nombre de fiches d’incidents ayant trait aux conflits, relevé des plaintes des acteurs de bloc...). Ces indicateurs ont leur place dans le bilan d’activité en conseil de bloc et leur énonciation est très efficace pour les personnes concernées.  Il y a des choses qui ne doivent pas perdurer. Les abcès égotiques, les caprices de sales gosses ne doivent pas trouver d’écho pour alimenter leur violence. Ils doivent se confronter à une réponse silencieuse et non à une impunité. La mesure de la violence au bloc, la démarche éthique managériale sont devenues les meilleures armes pour diminuer le niveau de tension. Ces actions menées par l’encadrement du bloc et soutenues par le cadre de service doivent être conduites en parallèle avec un management rigoureux dans le respect des règles. L’encadrement supérieur et la direction ne doivent pas être étrangers à ces projets. Ainsi, leur présence régulière au bloc est essentielle. Discipline ne signifie pas autoritarisme et la loi morale exige que chacun soit responsable de ses attitudes envers les autres. Le respect et la dignité est opposable à chaque acteur du bloc opératoire et cette étape est indispensable pour pouvoir prétendre à respecter la dignité du patient, celui pour avec et pour qui l’organisation est faite.

Je ne veux pas, qu’en me taisant, je lui laisse croire que je me soumette à sa bêtise. Je ne lui céderai pas une miette de mon territoire.

La posture éthique exige les mêmes contraintes pour tous. Il existe dans le système public deux formes d’autorités qui font œuvre de pharmakon, elles sont à la fois le remède et le poison de nos institutions. Il s’agit de l’autorité hiérarchique et de l’autorité fonctionnelle. Il se pourrait que dans un bloc opératoire, il soit souhaitable de travailler sur ces idées qui pourraient permettre quelquefois de recaler les relations entre les uns et les autres. La réflexion autour de l’autorité fonctionnelle demande de recentrer le pouvoir sur les têtes de chaque catégorie professionnelle qui doivent se fédérer autour d’une politique conduite par le chef de bloc et le responsable de bloc. Inscrite et visée dans la charte de bloc, cette politique est respectée par chacun pour le bénéfice de tous. Les temps de l’omerta des lieux comme le bloc est terminée, ce qui s’y passe doit être transparent et les conflits violents doivent être tracés et mesurés. Contre la Grande Muette, ce sont les outils d’aujourd’hui, les indicateurs de qualités des conditions de travail que nous devons opposer. En termes de posture éthique, c’est paradoxalement le silence courageux qui s’avère être la meilleure réponse à la violence. Le silence est une arme puissante contre la violence directe. Cela ne veut pas dire que se taire consiste à consentir ou acquiescer car l’événement méritera d’être tracé et c’est en toute dignité que les arguments seront colligés lors d’un retour d’expérience ou d’une fiche d’incident.

Je crois aux miettes philosophiques, ces petits pas éthiques, ces je-ne-sais-quoi qui nous rendent meilleurs

Néanmoins, penser qu’il n’y aurait que technique et violence au bloc opératoire serait une imbécilité  cantonnée dans des représentations qui ne laisseraient pas la place à l’humain dans son acception positive. Non, il y a de très belles choses qui naissent au bloc opératoire et qui montrent qu’il existe des espaces de liberté suffisants pour permettre à chacun d’exister et de proposer des valeurs ajoutées au service du patient. Ces zones d’incertitudes décrites dans la sociologie des organisations de P. Bernoux sont des zones qui ne sont pas investies par une hiérarchie et que les acteurs s’approprient pour y développer des pouvoirs. Par exemple, un infirmier anesthésiste développe un projet de prise en charge pédiatrique au bloc opératoire visant à diminuer l’anxiété des enfants lors de leur arrivée. Ce projet est très fédérateur. C’est en accompagnant ce genre de projet que l’encadrement du bloc opératoire permet la fédération des énergies en associant les différentes catégories professionnelles. De l’anesthésiste en passant par l’aide-soignant d’accueil, puis par l’infirmier(e) de SSPI et les infirmiers anesthésistes en salle d’intervention, ce type de projet fédérateur permet le lien et tisse une culture commune. Ces projets sont de grands projets de par leur ambition humaine. Ils voient le jour dans l’obscurité d’un bloc opératoire, des miettes d’idées qui germent et visent à nous dépasser en tant qu’humain. Elles nous aident à devenir ce que nous sommes : des Soignants !

Mais il reste de cet instant brèvissime , de ce « presque rien » où l'être s'est amenuisé jusqu'à n'être presque plus rien pour aimer, un « je ne sais quoi » qui traîne dans l'atmosphère, comme un charme, et rien ne sera plus comme avant. (2)

Notes

  1. Nicole Smolski, Journal du Syndicat National Des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs. n°67 février 2014.
  2. Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Chapitre Premier, Deuxième Partie, Paragraphe 10, Ed. Seuil, 1980.

Christophe PACIFIC  Cadre supérieur de santé  Docteur en philosophie  christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com