L’anecdote(1) qui suit va servir de base à une analyse plus en profondeur des enjeux qui se profilent derrière des faits simples, quotidiens et en général jamais amenés à la lumière de la réflexion professionnelle.
La situation d’appel
Une dame de 70 ans, vit seule chez elle. Ses cinq enfants ne viennent jamais la voir ni ne prennent de ses nouvelles. Ils sont, d’après elle, fâchés avec leur mère depuis plusieurs années. Elle peut rester à son domicile grâce à une mise en place d’aides diverses pour la stimuler et lui permettre de reprendre pied dans la vie. Elle a quelques difficultés à la marche du fait d’une arthrose modérée aux deux genoux. Elle relève d’une dépression grave. Ses médicaments (antidépresseurs et anxiolytiques) sont sous clé et lui sont donnés directement lors du passage quotidien d’un infirmier (Ceci pour éviter un risque de suicide par prise massive de médicaments). Passage quotidien également d’une auxiliaire de vie pour le repas et une heure de compagnie le midi.
Ce jour-là l’auxiliaire de vie constate, à son arrivée, que cette dame présente un poignet et un pouce droits bleuis, enflés et douloureux. La dame explique qu’elle est tombée la veille, qu’elle a pu se relever et se déplacer sans trop de problème, mais que depuis en effet, elle a mal et ne peut pas se servir facilement de sa main droite (elle est droitière). L’auxiliaire de vie demande ce que l’infirmier, qui est passé dans la matinée, a fait devant cette situation. A-t-il vérifié qu’il n’y avait pas de fracture ? Ce à quoi la dame répond aussitôt « Non, il n’y en a pas, parce que je sais comment ça fait. Je n’aurai pas pu rester avec une fracture tout ce temps… »
Elle dit aussi que l’infirmier* ne parle jamais beaucoup, juste « Bonjour Madame, vous allez prendre vos médicaments… Voilà, c’est bien… Bon, alors à demain ». Cela dure trois à quatre minutes, rarement plus longtemps. Elle aimerait bien engager la conversation, mais elle ne le fait pas parce qu’elle sent qu’il est pressé. Elle lui a pourtant montré son poignet droit. Il a, dit-elle, à peine regardé, puis il a voulu la rassurer par ces mots « Ne vous inquiétez pas, ça va passer »…
L’auxiliaire de vie demande alors à cette dame si elle a l’habitude de prendre un anti-douleur. La dame dit qu’elle prend du Doliprane quand elle a mal à la tête. Pour soulager la douleur du poignet, l’auxiliaire lui suggère de prendre ce médicament. Puis elle masse légèrement la lésion avec un peu de pommade anti-inflammatoire, prescrite par le médecin en cas de douleur aux genoux. Elle fait enfin un bandage pour maintenir le poignet douloureux. La dame dit aussitôt que cela lui fait moins mal avec le pansement, parce qu’elle sent son poignet « tenu » et protégé des chocs.
L’auxiliaire de vie procède alors à un interrogatoire pour savoir comment cette dame est tombée et l’examine pour savoir si elle présente d’autres ecchymoses. Elle constate une « bosse » au niveau du front et la dame dit qu’elle en a une aussi au niveau du crâne, preuve que sa tête a porté lors de la chute. L’auxiliaire alerte la dame en lui disant que si elle a mal à la tête, il faut qu’elle appelle son médecin. Cette dame explique comment elle est tombée : elle s’est tordue la cheville en se levant pour éteindre sa télévision. Après vérification, ses pantoufles s’avèrent pas très stables : trop grandes et avec une petite talonnette, le tout favorisant la torsion de la cheville.
Analyse des éléments de compétence en jeu
L’infirmier a eu trente-six mois de formation et l’auxiliaire de vie quelques semaines. On constate pourtant dans cette situation, somme toute assez courante à domicile auprès des personnes âgées, que l’essentielle de la compétence soignante a été mise en œuvre par l’auxiliaire de vie, tandis que l’infirmier a failli à sa mission à plusieurs niveaux, étant ainsi dans une forme de maltraitance par négligence :
1) niveau éthique : souci inexistant de la personne. La prestation de « robot distributeur de médicaments » est d’autant plus inadaptée que cette dame est dépressive et a besoin d’une relation humainement chaleureuse et significative. Il n’est pas besoin pour cela de « bavarder » une demi-heure. Juste centrer l’attention là où il faut et montrer de l’intérêt pour ce qui vit la personne au moment où elle en parle.
2) niveau médical : aucun examen clinique pour chercher d’autres blessures éventuelles. Aucun interrogatoire pour mettre en évidence, autant que faire se peut, l’origine de la chute : chute mécanique ? Chute consécutive à un malaise ? En effet, selon l’origine de la chute, la conduite à tenir est différente.
En cas de chute mécanique, il faut vérifier l’environnement matériel dans lequel évolue la personne et en premier lieu la qualité du chaussage, pour éliminer les facteurs de risques.
En cas de chute suite à un malaise, il faut avertir le médecin traitant et faire le lien avec le traitement médicamenteux en cours.
3) niveau soignant : aucune prise en compte de la douleur exprimée ni de la lésion constatée, ce qui confirme l’absence de souci éthique pour la personne, comme si au fond elle n’existait pas.
Comment expliquer qu’un professionnel formé et diplômé en arrive à ce type de comportement désavouant, dans un même temps, la mission soignante et le simple bon sens ? Comment expliquer que l’auxiliaire de vie, moins formée et moins diplômée, ait le comportement humain et professionnel adéquat ?
Mission soignante et médicalisation du soin
La première idée pour répondre à la question ci-dessus, est que l’auxiliaire de vie n’est pas dépendante d’une culture de la Santé qui ne s’intéresse en fait qu’à la pathologie (dysfonctionnements, maladies et accidents) et aux actes médicaux ! Elle ne confond pas soigner et traiter. Elle a donc davantage de liberté pour « voir » d’abord la personne et tout ce qui peut importer pour celle-ci dans le contexte large de sa vie. L’auxiliaire de vie porte ainsi un regard sur la personne en tant qu’être relié, qu’être de réciprocité, ne réduisant pas celle-ci à un acte isolé, dans une relation dominant/dominé.
Ce qui n’est pas le cas des infirmiers*. Leur formation est fortement imprégnée par la culture médicale et par la Médecine telle que pratiquée à l’hôpital. Médecine qui objective la maladie au détriment du sujet malade. Cette Médecine mobilise essentiellement des soins curatifs, c’est à dire qui visent le traitement des processus pathologiques et des symptômes : ces actes sont bien codifiés, cadrés, précis, en un mot « nomenclaturables ». Ainsi le médecin n’est pas un soignant pour la vie de tous les jours. D’ailleurs, on dit « médecin traitant » et sûrement pas « médecin soignant »…
Cette nuance sémantique est capitale. Elle pose que dans notre société, il y a des soins pour quand on est malade (recours à la Médecine et aux soins curatifs) et des soins pour quand on est simplement vivant, c'est-à-dire la plupart du temps (soins d’entretien de la vie et des forces de vie). Boire, manger, se reposer et dormir, éliminer, échanger avec ses semblables, apprendre, comprendre, être écouté, reconnu et estimé, se mobiliser, se sentir en sécurité, etc.… Voilà bien le cœur du travail de l’auxiliaire de vie à domicile. Mais, le prestige social et la reconnaissance attribués à la Médecine curative sont des attracteurs puissants. Tout ce qui ne relève pas directement de cette Médecine est sous estimé - pour ne pas dire méprisé, sous payé et traité socialement comme ne demandant pas de compétences particulières. Remarquons au passage que dans le cadre d’une lecture anthropologique, l’approche soignante curative est de principe masculin (valorisée, valorisante et dominante) et l’approche soignante du prendre soin est de principe féminin (dépréciée et dominée)...
Alors, les soins liés à l’entretien des forces de vie, du sens et de l’humanité en chaque personne (prendre soin), sont délaissés par les infirmiers* au profit d’actes perçus comme plus importants ou plus valorisants. Pourtant dans la situation rapportée, la pratique valorisante me semble sans conteste du côté de l’auxiliaire de vie… Et combien cette auxiliaire montre de compétence, montre qu’elle est effectivement au service de la Vie et pas seulement au service d’une prescription à faire respecter. Ayons de la compassion pour l’infirmier qui doit bien s’ennuyer dans sa façon de travailler…
Paiement à l’acte et mission soignante du prendre soin
La deuxième idée pour répondre à la question, est de rappeler que l’exercice infirmier libéral est rémunéré à l’acte, ce qui n’est pas le cas de l’auxiliaire de vie. Le mode de paiement à l’acte pour les infirmiers est calqué sur celui de la Médecine libérale, dont on a dit que les actes étaient assez faciles à cibler dans une nomenclature. Selon celle en vigueur pour les infirmiers* (AMI), le passage pour administrer les médicaments est un acte. Plus le nombre d’actes réalisés est grand, plus le salaire de l’infirmier* est conséquent, mais plus la prestation risque d’éluder les à-côtés, comme dans la situation rapportée, tombant ainsi dans le travers de nombreux médecins qui n’écoutent pas la personne. Ce sont pourtant ces à-côtés qui constituent le cœur et le sens du soin à domicile, bien au-delà de l’acte nomenclaturé, qui si l’on n’y prend garde se réduit comme ici, à une prestation bâclée et sans âme.
Ce système de paiement à l’acte est-il encore adapté dans le cadre de la mission soignante autre que curative ? On ne peut que répondre non. Celle-ci, en effet, ne peut pas toujours se décliner en actes précis, cadrés, prévisibles, particulièrement en exercice libéral à domicile, où c’est la situation du moment qui commande. Jusqu’à quand notre système de santé va-t-il accepter de financer les infirmiers* à l’acte, ce qui peut conduire comme dans la situation rapportée, certains professionnels à trahir la mission soignante du prendre soin dont ils sont pourtant les garants ?
Ces mêmes infirmiers* qui sont si prompts à défendre leur profession, à faire référence à leur formation, leur diplôme et leurs compétences quand il est question de permettre aux aides soignants et/ou auxiliaires de vie d’aider les personnes dépendantes à la prise des médicaments à domicile, ou encore à réaliser une aspiration chez un porteur de trachéotomie au long cours à domicile. Défendre son gagne pain, c’est bien. Le faire en respectant les personnes soignées, c’est mieux. La meilleure façon de défendre sa profession n’est-elle pas de montrer en situation que sans ses compétences particulières, il y a quelque chose de non pris en compte dans le service rendu aux usagers des soins ?
Force est d’admettre que dans la situation rapportée, sans l’auxiliaire de vie, il y aurait eu en effet quelque chose de non pris en compte. Mais cela ne renforce pas la profession infirmière. Cela la remet plutôt en cause. La dimension proprement soignante et pas seulement traitante, est de moins en moins investie par les infirmiers*. Il serait temps d’en prendre acte et de rémunérer davantage ceux et celles qui en ont encore le véritable souci. Car leur présence à domicile auprès des personnes dépendantes font faire d’énormes économies. Sans les auxiliaires de vie, les journées d’hospitalisation des personnes âgées dépendantes seraient multipliées, avec le coût que l’on sait.
Le mode rémunération à l’acte dans le cadre de la mission soignante est non seulement coûteux financièrement mais aussi peu efficace en terme de résultat. Sans l’auxiliaire de vie, demandons-nous en effet ce qu’il en serait de cette dame ? Sont-ce les médicaments donnés par une main indifférente ou bien la présence, la stimulation et l’intérêt manifestés par l’auxiliaire de vie qui fait qu’à ce jour cette dame recommence à se faire la cuisine, à attendre les nouvelles du dehors, à plaisanter et à rire ? Certes, ce n’est pas grâce à l’infirmier, il est pressé ! C’est pourtant lui qui est proportionnellement le mieux rémunéré, compte tenu du temps qu’il passe auprès de cette dame. Il y a quelque chose de choquant dans cet état de fait.
En conclusion
Pour une situation rapportée, combien sont ignorées ? Les auxiliaires de vie sont souvent remises à leur place par l’infirmier* qui passe cinq minutes à domicile et qui croit tout comprendre et connaître de la situation du fait de son diplôme. Cela n’est pas sans rappeler la manière dont se comportent certains médecins vis-à-vis des infirmiers* et que ceux-là ne cessent de dénoncer, à juste titre d’ailleurs. La paille et la poutre, c’est bien connu… Le respect dans la collaboration des différentes professions de santé n’est pas toujours au rendez-vous, quel que soit l’échelon considéré.
Ce texte veut aussi dire aux auxiliaires de vie que leur travail est remarquable, dans la grande majorité des cas. Il y a probablement des auxiliaires de vie de l’acabit de l’infirmier impliqué dans la situation rapportée. Mais le problème ne reste pas longtemps méconnu, car les personnes âgées elles-mêmes ou leur entourage (famille, amis, parfois voisinage), alertent les services d’aides à domicile qui se chargent d’assainir la situation.
Qu’en est-il du contrôle du travail infirmier à domicile ? Peut-être l’Ordre Infirmier va-t-il prochainement s’intéresser à la question ? En attendant, il est regrettable que des pratiques comme celle rapportée ici, échappent à toute mise en responsabilité. Visiblement, entre le discours altruiste entendu lors des entretiens de sélection à l’entrée des IFSI et la pratique réelle une fois le diplôme obtenu, il y a quelque chose d’essentiel qui s’est perdu en route…
Septembre 2008
Danielle MOREAU
Rédacteur infirmiers.com
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*lire partout aussi au féminin
(1) Situation rapportée lors d’une journée de formation pour les auxiliaires de vie
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