« Une frontière a été franchie », ou quand le soignant est confronté à ses propres blessures lors d'une situation de soins. C'est ce que raconte Emmanuel Delporte, infirmier, dans son dernier billet publié sur son blog lecepasuleur.com.
Je la cherche, je ne la trouve pas, et je commence à m’inquiéter. Mais où est-elle passée ? Je pousse la porte des vestiaires et je l’appelle. N’obtenant pas de réponse, je m’apprête à tourner les talons, lorsque j’entends un sanglot étouffé. Je rentre dans les vestiaires, et je la trouve finalement là, tout au fond, écroulée sur le sol froid, la tête entre les mains. Les mèches de ses cheveux sont secouées au rythme de ses sanglots. Elle relève la tête en m’entendant approcher et me dévoile une figure ravagée par les larmes. Son maquillage a coulé sur ses joues, laissant deux traînées noires, funestes, qui font de son visage un masque d’apocalypse. Je m’accroupis devant elle, et je lui demande, très doucement, pour ne pas la brusquer, ce qui lui arrive, pourquoi cette situation l’a bouleversée à ce point.
Une vingtaine de minutes auparavant, je l’avais prévenue qu’elle allait devoir gérer l’entrée du patient que nous attendions. Anaïs a 22 ans, elle est étudiante infirmière de troisième année. Elle est motivée, rigoureuse, curieuse, s’investit dans son stage de la meilleure des manières. Très appréciée par l’équipe, elle a su trouver sa place tout en restant discrète. Personne ne doute qu’elle fera une excellente professionnelle. Le réanimateur nous avait dit :
— Bon, on va prendre une entrée. Un jeune de 19 ans, IMV (Intoxication médicamenteuse volontaire : tentative de suicide par prise de médicaments). Je ne sais pas encore trop ce qu’il a pris. Il est intubé/ventilé.
— OK, il arrive quand ?
— 10 ou 15 minutes, le SAMU est déjà en route.
Je suis obligé de prendre les choses en main parce qu’Anaïs est tétanisée, brouillon, ne sait visiblement plus ce qu’elle doit faire. Je ne l’ai jamais vue comme ça.
Je m’étais tourné vers Anaïs et je lui avais dit qu’elle allait le prendre en charge, à elle les commandes. Évidemment, elle ne serait pas toute seule, on n’est jamais seul, en réanimation, nous sommes une équipe, on s’entraide. Mais il faut un référent, quelqu’un à qui le médecin donne les consignes, quelqu’un qui dirige l’équipe, pour éviter que ce soit le foutoir. Je pensais lui faire plaisir en lui déléguant cette entrée, en lui faisant preuve d’une telle marque de confiance ; c’était un peu une récompense pour le bon stage qu’elle faisait jusqu’à présent. J’avais été surpris de la voir pâlir, perdre contenance et fuir mon regard. Je me demandais ce qui clochait, et je n’avais pas eu le temps de me poser la question plus avant. Les portes à double battant du service s’ouvraient déjà (quand un réa te dit « 10 à 15 minutes », il faut comprendre plutôt « 1 à 2 minutes »). Un brancard, encadré par deux femmes et deux hommes en tenue blanche marquée de grosses lettres bleues : SAMU 75. Le bip des machines, un attirail imposant posé sur un plateau métallique fixé au brancard. Respirateur, bouteille d’oxygène, perfusions. Les yeux fermés, un jeune homme allongé respirait à l’aide d’un tuyau de plastique qui sortait de sa bouche. Un autre tuyau en plastique lui sortait de la narine gauche. Un autre tuyau en plastique drainait ses urines. Deux autres tuyaux de plastique, un dans chaque bras, permettaient de lui injecter des médicaments.
Selon mon observation empirique, certaines périodes sont plus propices que d’autres aux passages à l’acte : les fêtes, surtout Noël, l’été aussi, quelles qu’en soient les raisons ; je ne suis pas psychologue, ni sociologue.
— Bonjour !
On se dit bonjour, on se sourit, dans la gentille cacophonie propre aux entrées SAMU. J’indique la chambre où il va aller. Il va falloir transférer le patient jusqu’à son lit, le brancher sur notre respirateur, le réinstaller comme il faut, le connecter à nos appareils de surveillance, faire son admission administrative, en bref, faire notre job. Il sera examiné par l’interne et l’externe, qui rédigeront l’observation médicale et les prescriptions.
Il existe une variété quasi infinie de manières de se foutre en l’air. Les IMV sont une méthode largement répandue. Il y a aussi les pendaisons. Parfois, quelqu’un ingurgite deux mois de traitement anxiolytique d’un seul coup, se descend une bouteille de whisky pour faire glisser, prend sa bagnole pour se jeter dans un canal, et s’en sort par miracle. Plus rarement, on voit des blessures par arme à feu. Mais en définitive, on en reçoit beaucoup, des tentatives de suicide. La France fait partie des pays d’Europe Occidentale où le taux de suicide est le plus élevé (10 500 décès par an, soit trois fois plus que les accidents de la route, un coût de prise en charge estimé à 5 milliards d’euros annuels) et elle fait aussi partie du trio de tête européen en consommation de benzodiazépines (anxiolytiques). Selon mon observation empirique, certaines périodes sont plus propices que d’autres aux passages à l’acte : les fêtes, surtout Noël, l’été aussi, quelles qu’en soient les raisons ; je ne suis pas psychologue, ni sociologue. Notre travail, en réanimation, consiste à rétablir les fonctions vitales. Ensuite, le patient ira en psychiatrie où d’autres soignants feront leur boulot, comprendre, expliquer, réparer, éviter que ça se reproduise, régler les problèmes de fond.
— Il a 19 ans, c’est sa mère qui l’a trouvé et qui nous a appelés. Il était par terre, inconscient, il a vomi. On a récupéré plusieurs boîtes de traitements vides.
Il arrive que des réflexions désagréables fusent. J’ai remarqué que ça arrive surtout lorsque les équipes sont fatiguées et que la journée a été difficile.
L’infirmier anesthésiste me tend un gros sachet plastique bourré de boîtes : un sacré cocktail. Heureusement, il en a dégueulé une bonne partie. Mais il en restait suffisamment pour qu’il plonge dans le coma. Les risques du coma, ce sont l’étouffement et l’infection pulmonaire par le liquide contenu dans l’estomac : l’inhalation. L’équipe du SAMU l’a donc intubé sur place, dans la petite salle de bain, sous les yeux de sa mère qui pleurait où qui était trop choquée pour vraiment comprendre ce qui se passait. Ce n’est peut-être pas la première fois que son fiston tente de se tuer. Parfois, on revoit les mêmes malades cinq ou six fois. Appels au secours ? Incompétence à se foutre en l’air ? Nous l’installons dans son lit, ce qui est toujours une manœuvre délicate. Je suis obligé de prendre les choses en main parce qu’Anaïs est tétanisée, brouillon, ne sait visiblement plus ce qu’elle doit faire. Je ne l’ai jamais vue comme ça. D’autres collègues sont là à nous aider, tous ces gestes se font dans la bonne humeur et la convivialité, presque par automatisme, le fruit d’années d’expérience.
Il arrive que des réflexions désagréables fusent. J’ai remarqué que ça arrive surtout lorsque les équipes sont fatiguées et que la journée a été difficile. On sait bien que les TS (tentatives de suicide) n’ont pas bonne presse en réanimation.
— Hé voilà, encore un lit gaspillé.
— Et si on a un vrai malade à prendre, comment on va faire ?
— Font chier les TS, au moins s’ils se rataient pas, ils nous feraient pas perdre notre temps.
— Et puis au prix de la journée en réa, merde !
Ce sont des réflexions que j’ai entendues plus d’une fois. Des mots violents, dont le sens échappe à ceux qui les prononcent. Nous n’avons pas à décider de qui doit être admis en réanimation, ou de juger pourquoi les gens font ce qu’ils font. Mais la vérité, ce n’est pas que les soignants manquent d’empathie envers ces malades ; simplement, à force de voir des gens mourir de manière stupide ou injuste, à cause d’une grippe, d’une infection bactérienne trop tardivement repérée et traitée, d’un accident malheureux, d’une maladie auto-immune, d’une leucémie foudroyante, ils ne supportent pas l’idée que certains puissent volontairement se donner la mort. Je ne juge ni ces patients, ni mes collègues, je n’en ai pas le droit. Je ne suis pas moi-même à l’abri de jugements hâtifs. Nous avons tous nos vies, nos traumatismes, nos expériences. Nous portons tous de trop lourds bagages qui nous empêchent d’avancer, et des œillères qui nous empêchent de tout voir.
Je me doute bien que sa vie personnelle vient d’entrer en collision avec son travail, et que quelque chose a explosé, qu’une frontière a été franchie.
Qui a déjà pénétré dans un appartement plongé dans la pénombre, où flotte une doucereuse odeur de poudre, et où l’on entend un liquide qui goutte sur le sol, le même bruit que ferait un robinet qui fuit ? En allumant la lumière, on trouve, assis sur la chaise du salon, un homme, un fusil de chasse entre les genoux, dont la tête a été arrachée au-dessus de la mâchoire inférieure, dont la cervelle est étalée sur le mur derrière lui, sur les cadres de photos de sa femme et de ses gosses, sur les dessins de ses petits-enfants. Qui peut supporter cette vision ? Qui a déjà ramassé les morceaux éparpillés de ce qui avait été un bras ou une jambe, et qui sont étalés sur des dizaines de mètres sur les rails du métro ? Qui peut supporter de voir la peine, le malheur et la douleur, et jusqu’à quel point ? Il faudrait que nous considérions la dépression comme une maladie, au même titre que la pyélonéphrite ; ni plus ni moins. Potentiellement mortelle. Mais la violence et le désespoir contenus dans l’acte de se donner soi-même la mort ne peuvent pas laisser de marbre.
J’observe Anaïs du coin de l’œil, et je la vois pâlir à mesure que les réflexions et les blagues douteuses s’envolent dans la chambre, jusqu’à ce qu’elle en vienne à jeter ses gants et partir précipitamment, sans un mot. C’est un abandon de poste ; la réponse à quelque chose qui était au-dessus de ses forces. Je finis d’installer le malade, je m’assure qu’il est dans un état stable, je passe le relais à une collègue et je pars à la recherche de l’étudiante. Je la trouve donc dans les vestiaires. Je lui demande ce qui se passe. Je me doute bien que sa vie personnelle vient d’entrer en collision avec son travail, et que quelque chose a explosé, qu’une frontière a été franchie.
— Qu’est-ce qui s’est passé, dans cette chambre ? Tu as connu quelqu’un, c’est ça ?
Elle me regarde de ses grands yeux noyés de larmes, et elle me semble si fragile, me révélant dans ce seul regard des failles qui s’élargissent, les ruines de quelque chose qui ne sera peut-être jamais reconstruit. Elle me regarde comme me regardent les familles de nos patients. À cet instant, Anaïs n’est plus soignante. Elle vient de passer de l’autre côté. Elle réussit à calmer sa crise de larmes et articule péniblement, d’une voix brisée :
— Mon grand frère… Personne ne l’a trouvé à temps. Il est mort.
Je lui prends la main et je ne dis rien, parce qu’il n’y a rien à dire.
Anaïs a abandonné ses études d’infirmière, et je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
Oui, les soignants sont humains, avant tout et contre tout. Humains, fragiles, et parfois dépassés par leurs propres pensées, leurs propres mots, leurs propres blessures. Parfois, ils sont incapables de soigner parce qu’il faut d’abord qu’ils guérissent eux-mêmes. Si tant est que cette guérison soit possible.
Selon le rapport de l’OMS basé sur les chiffres de 2012, 804 000 personnes se suicident chaque année dans le monde, soit une personne toutes les 40 secondes. Le suicide fait plus de morts que les guerres et les catastrophes naturelles. La France se situe au-dessus de la moyenne mondiale.
Ce billet a été publié le 10 juilet 2015 sur ledecapsuleur.com par Emmanuel Delporte que nous remercions de cet échange.
Emmanuel DELPORTE http://ledecapsuleur.com
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