« Nul ne peut légalement exercer la profession d’infirmier s’il n’est inscrit au tableau, conformément aux dispositions du code de la santé publique », rappelait en mars 2021 la Cour des comptes dans un référé pointant les défaillances de l’Ordre national des infirmiers (ONI). Car cette obligation d’inscription répond à plusieurs enjeux, le premier étant de protéger les droits du patient. « L’Ordre certifie que le professionnel qui va prendre le patient en charge est bien un infirmier », abonde Patrick Chamboredon, son président. L’inscription permet ainsi de suivre le professionnel tout au long de sa carrière et de s’assurer qu’il adopte les bons comportements et les bonnes pratiques dans son exercice, mais aussi de sa bonne moralité, notamment grâce à un extrait du casier judiciaire. « Il est aussi garant du maintien sur le long terme des compétences des infirmiers », ajoute Edern Perennou, infirmier expert judiciaire. Pourtant, « seuls 52 % des infirmiers étaient inscrits au tableau en décembre 2020 », relève la Cour des comptes.
Des risques majeurs pour les libéraux
Or pour les libéraux, ne pas être inscrit à l’ONI entraîne de lourdes conséquences. « S’ils ne sont pas inscrits au tableau de l’Ordre, ils ne peuvent pas être déférés devant la chambre disciplinaire » en cas de plainte puisqu’ils ne sont de fait pas reconnus comme infirmiers, explique Edern Perennou. Et c’est donc un jugement au pénal qui attend ces non-inscrits, avec « des sanctions qui ne sont pas disciplinaires mais bien judiciaires, pour exercice illégal d’une profession réglementée ». Des sanctions qui sont encadrées par l’Article L4314-4 du Code de la santé publique et qui peuvent aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende pour exercice illégal de la profession. Elles ne sont néanmoins pas appliquées « automatiquement, car la justice juge au cas par cas », poursuit-il. « Le juge statue en fonction du dossier et estime la gravité du délit selon l’argumentaire. »
Un infirmier non inscrit à l’Ordre ne peut pas faire jouer sa responsabilité civile professionnelle.
Reste tout de même un risque de taille : les infirmiers non inscrits à l’Ordre ne peuvent pas faire jouer leur responsabilité civile professionnelle. « S’ils sont condamnés, l’assurance ne couvrira pas leurs dépenses financières. Le fonds commun de solidarité des assurances paiera les victimes, mais il se retournera ensuite contre les infirmiers pour un remboursement sur leurs deniers personnels. C’est loin d’être anecdotique ! », s’exclame Edern Perennou. Peuvent également s’ajouter des demandes de remboursements de l’Assurance maladie puisque l’infirmier mis en cause exerçait illégalement, mais aussi la perte du conventionnement. « Ces sanctions peuvent vraiment gâcher une vie », insiste-t-il.
Selon ses derniers chiffres, l’Ordre compte
- 480 000 infirmiers inscrits, soit 80% des 630 000 recensés par la DREES.
- Dont 162 000 infirmiers exerçant dans le public,
- 128 000 travaillant dans le privé,
- 108 000 infirmiers libéraux,
- Et 25 000 en exercice mixte.
- Environ 130 000 infirmiers ne sont toujours pas inscrits au tableau de l’ONI.
Seulement 31% des hospitaliers inscrits
Quid des infirmiers qui travaillent en établissement ? « L’infirmier reste responsable de ses actes, même en établissement », tranche Patrick Chamboredon. Et leur inscription au tableau, assortie du paiement d’une cotisation de 35 euros (pour les salariés, contre 85 euros pour les IDEL), est tout aussi obligatoire que pour les libéraux. Le décret du 10 juillet 2018 impose ainsi aux employeurs de lui transmettre tous les trimestres la liste de leurs infirmiers. Pour autant, le rapport des hospitaliers avec leur Ordre est plus distendu. Si 96% des IDEL étaient bien inscrits en 2020, constate la Cour des comptes dans son rapport annuel de 2021, ce chiffre tombait à 31% pour les hospitaliers. En cause, les « vives contestations » et les « profondes hésitations ministérielles qui se sont traduites par la tentation, par les ministres de la santé successifs, d’abord en juin 2011 puis en septembre 2012, de créer un ordre à deux vitesses, à adhésion et cotisation obligatoires pour les libéraux et à adhésion facultative pour les infirmiers salariés. » Elle pointe également une mauvaise volonté des établissements ou une mauvaise qualité des données transmises à l’Ordre.
Il faut dire que les établissements sont peu inquiétés. « Je ne crois pas qu’il y ait de jurisprudence » en termes de sanction, indique Quentin Hénaff, responsable adjoint au Pôle Ressources humaines de la Fédération Hospitalière de France (FHF). Le décret de 2018 ne fixe en effet pas de modalités pour sanctionner les établissements qui contreviendraient à ses dispositions. Et hors de question, bien évidemment, de « mettre les deux tiers des infirmiers hospitaliers au chômage parce qu’ils ne sont pas inscrits à l’Ordre. Sinon, on aura des problématiques beaucoup plus larges de prise en charge des patients. »
Pas question de mettre les deux tiers des infirmiers hospitaliers au chômage parce qu’ils ne sont pas inscrits à l’Ordre
Une procédure administrative jugée « lourde » pour les établissements
D’autres facteurs viennent expliquer cet état de fait, à commencer par « la lourdeur de la procédure », qui consiste à transmettre les listes tous les trimestres, et qui n’existe que pour l’Ordre des infirmiers. « Ce mode de fonctionnement ne s’applique pas pour les autres professions de santé. Il concerne l’ONI car il y a un différentiel important entre les libéraux et les professionnels salariés sur le sujet de l’inscription. » Sans compter que, dans les grands CHU, l’idée même de recenser chaque trimestre l’ensemble des salariés concernés – inscrits et non-inscrits – manque de pertinence. Il s’agirait bien plutôt de tabler sur « une logique de reconduction tacite. C’est aux Ordres de faire le listing de ceux qui sont à jour » dans leurs cotisations, défend Quentin Hénaff. « Il y a là un sujet qu’on ne peut pas méconnaître totalement. » Pour autant, martèle-t-il, « la FHF est très claire : les établissements doivent envoyer le listing de leurs personnels infirmiers à l’Ordre. Nous ne contestons pas cette règle. »
Se pose également la question de la qualité des informations transmises, souvent peu au rendez-vous, pointe la Cour des comptes. Et là, ce sont des problèmes d’interopérabilité entre les logiciels des établissements et ceux des établissements qui en sont majoritairement responsables. « Les systèmes d’information des établissements ne font pas forcément adaptés à nos propres formats », explique Patrick Chamboredon.
Il y a dans la construction identitaire de l’Ordre quelque chose qui ne passe pas naturellement auprès des hospitaliers.
L’Ordre en quête d’une plus grande appropriation
Il existerait toutefois une raison plus profonde au manque d’inscrits chez les infirmiers travaillant en établissement : « il y a dans la construction identitaire de l’Ordre quelque chose qui ne passe pas naturellement auprès des hospitaliers », estime Quentin Hénaff. Leurs modalités d’exercice sont différentes des libéraux, plus directement responsables de leurs actes. « En termes de risques individuels, l’Ordre peut paraître plus protecteur que pour un infirmier qui bénéficie d’une protection en tant que fonctionnaire d’un établissement » et exerçant au sein d’une équipe pluridisciplinaire. Un problème de visibilité et d’appropriation, donc, que l’Ordre ne méconnait pas. Il table notamment sur les différentes évolutions qu’il a portées au cours des mois précédents et en partie embarquées dans la loi de financement de la Sécurité sociale. Et « il y a un autre sujet : celui du numéro RPPS », ajoute Patrick Chamboredon. Numéro de référence pour les infirmiers, il est nécessaire pour accéder aux logiciels de la CNAM et hospitaliers, notamment les dossiers des patients. « L’Ordre est la seule autorité compétente pour le délivrer » aux infirmiers, qui doivent donc être inscrits à son tableau. « C’est en train de porter ses fruits, parce qu’il n’y a pas de possibilité de faire autrement. »
Chaque année, ce sont entre 45 000 et 60 000 infirmiers qui s’inscrivent à l’Ordre, selon son président, entre nouveaux diplômés et professionnels exerçant depuis plusieurs années. « Nous inscrivons tout le monde. Nous n’appliquons pas de rétroactivité ni de sanctions [aux infirmiers en exercice qui s'inscrivent tardivement]. Nous ne cherchons pas à tancer les gens », insiste-t-il, rappelant que l’Ordre est également une instance démocratique au sein de laquelle les infirmiers peuvent faire entendre leur voix et leurs préoccupations. « Ce que nous souhaitons, c’est que les gens rejoignent l’Ordre. Car ce sont eux qui le composent », conclut-il.
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