Depuis plusieurs mois, je vous appelle à témoigner car je pense qu’il est de notre devoir de soignant de construire ainsi notre mémoire collective afin de mieux accompagner celles et ceux qui vivent les soins au quotidien ou qui s’y destinent.
C’est dans ce cadre que je vous propose ce témoignage :
Mission humanitaire, 1981, Somalie, Camp de réfugiés, Bourdoubo A
La journée commence. Il fait beau. Je viens de me lever et un traducteur m’informe qu’il y a eu de l’activité cette nuit. Je n’aperçois pas mes quatre collègues de mission (un médecin, une laborantine et deux infirmières). Peut-être sont-ils encore sur le mini hôpital (Qui comprend une salle de soins, une pièce d’hospitalisation, une petite réserve). Peut-être viennent-ils de se recoucher s’ils ont- en tout ou partie - travaillé cette nuit.
Je parcours les 100 mètres qui me séparent du dispensaire. Tout est calme, apaisé. L’aube reposante de l’équateur dispense sa sérénité. Nur, ce jeune infirmier somalien formé par les générations humanitaires précédentes et par nous-même, ne vient pas au devant de moi comme c’est l’habitude. J’entre dans notre salle de soins qui nous sert de consultation, de salle de pansements et de salle de chirurgie au besoin.
Effectivement, ce n’était pas dans cet état hier soir. La salle n’est pas rangée. Il y a juste devant moi, sur une table, une bassine en fer étamé, qui nous sert parfois de « poubelle à pansement », remplie.
Le contenu est troublant. Il y a quelques compresses, plus ou moins sanglantes, quelques pansements « américains » souillés, des traces de sang et de liquide –sans doute - amniotique au fond de la bassine, et un placenta. Et sur le grand rebord arrondi en fer, hors des déchets, incliné, la tête vers le bas, les jambes vers le haut, pendantes vers l’extérieur, gît un fœtus.
- Sa morphologie peut surprendre mais elle ne m’est pas inconnue. Cela fait plusieurs mois, en France, que je participe à la prise en charge de prématurés qui lui ressemblent, dans une unité de réanimation néonatale. J’ai même choisi, il y a deux ans, de travailler en pédiatrie pour acquérir des connaissances et des compétences spécifiques qui je l’espère me seront particulièrement utiles, aujourd’hui dans ce pays en voie de développement.-
C’est donc un accouchement qu’il y a eu cette nuit, dans cette salle. Nous intervenons assez rarement pour les accouchements. Premièrement, parce qu’il y a peu de couples. En effet, ce camp ouvert, de plusieurs milliers de réfugiés, se compose essentiellement de femmes, d’enfants et de vieillards. Presque tous les hommes valides ont été enrôlés pour combattre. Deuxièmement, parce qu’une dénutrition majeure règne sur le camp, créant un contexte très défavorable à une grossesse. Enfin, troisièmement, parce qu’il existe parmi toutes ces femmes des « femmes accoucheuses ». Ce n’est donc que dans les cas extrêmes que les parturientes viennent pour accoucher ou pour « finir d’accoucher » dans notre structure.
Puisque je suis là, ma participation à ce travail de nuit sera au moins de ranger la salle. Peu importe le déroulement, il faut maintenant m’occuper de la bassine… Et… il me semble que ce fœtus n’est pas mort. Il « gaspe ». Est-ce du à un réflexe post-mortem parce que j’ai bougé la bassine ou est-ce parce qu’il a bougé dans cette position instable ? Non, il recommence. En fait, il évacue par spasme le liquide amniotique qu’il a inhalé. Ce fœtus laissé pour mort est vivant. Ce nouveau-né est vivant. Il est « simplement » noyé et sa position transversale, déclive, les pieds en l’air, la tête vers le bas, orientée vers le centre de la bassine draine le liquide amniotique qu’il a inhalé vers sa bouche. A chaque soubresaut, il en expectore un peu. Mon « coup » de stéthoscope ne changera pas grand-chose… Il oscille, seul, entre l’arrêt cardiorespiratoire et la vie. Je l’emmaillote dans quelque chose, mon tee-shirt peut-être et je l’emmène vers mes collègues, pour prendre conseil.
Le premier staff est en route. Il ne donnera rien. Il nous faut chacun réfléchir à la situation et accomplir notre matinée de travail. Nous verrons un peu plus tard, en fin de matinée ou cet après-midi. La question est entière puisque la maman n’est plus, elle n’a pas survécu.
Avant d’aller « superviser » le centre de réalimentation dont j’ai la responsabilité, je lave cette petite fille. Je l’enveloppe dans du linge. Une petite boite lui servira de lit. Nous avons décidé de ne pas l’alimenter ce matin. Elle a peut-être encore du liquide amniotique à expectorer. Elle est très faible. Et bien que nous soyons dans un des pays les plus chauds au monde, sa température est basse. Elle ne décolle pas des 35°C. Son poids est d’environ 1200g. Je la confie à Nur, dans le petit hôpital.
Plus tard, dans la journée, il nous faudra trancher, si elle vit encore…
Est-ce une prématurée ? Est-ce un très petit poids arrivé à terme ? Les deux ?
Pour ma part, sa morphologie m’oblige à pencher pour une réelle prématurité qui se double peut-être d’un petit poids lié aux conditions extrêmes de dénutrition de toute la population du camp.
J’ai la capacité technique de perfuser cette enfant mais nous n’avons pas une réelle connaissance des apports qu’il lui faudrait. Nous ne possédons pas les nutriments spécifiques nécessaires à son alimentation parentérale. Et nous n’avons pas un stock de perfusion suffisant pour tenir plusieurs semaines. Car même si les quantités sont minimes, les perfusions entamées devront être changées régulièrement. Nous décidons donc de ne pas la perfuser à long terme. Je suis seulement chargé de lui administrer quelques millilitres de glucose…
Si nous réussissons à la garder en vie, ce qui est fort peu probable, que deviendra-t-elle ? Sera-t-il possible de la faire élever par quelqu’un du camp. Peut-être ? Mais est-ce vivre que d’être dans ce camp, qui plus est sans famille, sans sa mère ? Est-ce à nous de décider ? Et si nous ne décidons pas, qui décidera ?
De toute façon, elle pourrait rester auprès des personnels humanitaires pendant un certain temps, voire même des années, le temps de la mission. Mais est-ce une vie pour une enfant de devenir la mascotte d’une équipe soignante, équipe dans laquelle les médecins et les infirmier(e)s changent tous les six à huit mois ?
Depuis quelques années, je tiens volontiers comme discours qu’il est préférable d’adopter des enfants plutôt que d’en faire soi-même puisqu’il y a un grand nombre d’orphelins sur cette terre. Mais il est vrai, aussi, que je n’ai pas encore rencontré une femme avec qui je souhaite faire ma vie et avoir des enfants… S’il le faut, je l’adopterai. Mais est-ce possible ?
De toute façon, on n’en est pas là. Il faut d’abord qu’elle survive. Nous avons décidé aussi que dans les centres de réalimentation, nous n’utiliserions pas de biberon, car ce n’est pas dans la culture et la tradition somalienne. Ce n’est pas non plus dans leur possibilité, à court ou à moyen terme. Nous ne devons les accompagner que dans des techniques qui peuvent perdurer et nous perdurer. Nettoyer les biberons, stériliser les biberons, s’approvisionner en lait maternisé, tout cela est actuellement impossible pour eux. Cependant, nous disposons de biberons, j’en ai vu dans la réserve lors d’un de mes rangements. Nous avons aussi de l’eau filtrée, un produit décontaminant. Nous avons de grande quantité de lait en poudre demi écrémé. Je peux alimenter cette enfant. Enfin, je peux essayer d’alimenter cette enfant. Je commencerai par de l’eau sucré…
Les propositions fusent dans l’équipe. Il faudrait la faire alimenter par une maman somalienne. Nous avons les moyens de rétribuer ce service. Mais il n’y a pas de maman somalienne susceptible de nourrir 2 bébés, le sien et un autre. Elles n’arrivent pas à nourrir leurs propres enfants. Leurs seins sont vides, plats, décharnés. Les enfants se calment en tétant mais ils ne s’alimentent pas vraiment. Ils sont eux aussi décharnés.
Que faut-il faire ?
Faut-il faire survivre cette enfant et s’interroger ensuite sur son avenir ?
Ou faut-il s’interroger sur son avenir et en fonction prendre notre décision de soin ?
Le vrai débat est là.
Cependant, là, maintenant, on fait quoi ? Il y a urgence à faire ou ne pas faire. D’autant que « ne pas » c’est ne pas faire et ne pas faire, c’est la laisser mourir.
On a décidé de ne pas la perfuser. On sait qu’il n’y a pas de maman susceptible de l’allaiter. Mais, je le répète : on a de l’eau, du sucre, du lait en poudre demi écrémé. On peut changer les bouts de drap ou de chiffon qui lui serviront de couches autant que nécessaire et les laver ou les faire laver… Il faut juste qu’elle tête… Et ça, je sais faire téter les bébés. Je n’ai pas fait que de la réanimation néonatale, j’ai fait aussi de la pédiatrie, plusieurs mois chez les tout petits, les nouveaux nés. Je me rappelle les « 6 à 8 repas » par jour, autant de changes... Je passais la moitié de la journée à faire cela.
Je sais faire. Il faut juste que tu têtes. Je vais « tout » essayer avec le biberon, juste avec la tétine, en ouvrant la tétine plus largement pour que cela demande moins d’effort. Je vais même un peu appuyer sur la tétine et prendre le risque – inadmissible - de la fausse route. Mais rien n’y fait. Tu ne têtes pas. Tu es trop fatiguée. Tu es trop petite. Tu n’as peut-être pas encore acquis le réflexe de succion. Tu as toujours froid. Tu ne régules pas non plus ta température.
Bien sûr, si tu étais en France, dans une réanimation que je connais bien, tu n’aurais pas eu qu’un «peu d’infirmier ». Mais c’est toute la puissance hospitalière qui serait tombée à tes genoux. Tu aurais connu de vrais réanimateurs. On t’aurait mis en incubateur pour mieux réguler ta température. On t’aurait posé un cathéter ombilical ou central pour t’alimenter par voie parentérale jusqu’à ce que tu aies envie de téter. Tu aurais même peut-être croisé un infirmier dans cet univers soignant féminin : un Philippe… Ta maman, différemment suivie et prise en charge serait venue te voir tous les jours et ton papa, jamais parti au front, jamais parti à la guerre, te regarderait, subjugué par tout ce que tu représentes pour lui.
Mais tu n’as pas tété. Tu ne t’es pas réchauffée. Tu n’as voulu choisir entre le camp de réfugiés, ce camp de morts en sursis, et une trop hypothétique adoption. Tu es partie le lendemain vers cette cinquième saison, me laissant seul vivre et revivre les autres. Avant de te remettre entre les mains de Nur pour que l’on t’enterre dans la tradition somalienne, j’ai pensé que tes parents auraient souhaité te « faire entrer dans la Communauté musulmane », alors j’ai prié quelques secondes le seul Dieu que je connaisse, le Dieu chrétien de mon enfance, en imaginant que s’il existait un Dieu, on pouvait au moins espérer qu’il soit le Dieu de toutes les religions passées, présentes et à venir. Car pour nous les hommes, qui n’avons rien pu faire pour toi ici et maintenant, cela réconforte certains d’entre nous de penser que peut-être ailleurs et plus tard…
J’avais déjà découvert, en quelques semaines, que ce fameux « amour maternel » à priori universel pouvait être très différent d’une culture à l’autre.
J’avais compris, jusque dans mes mains, que la survie journalière d’un enfant coûtait 3000 francs en France et qu’elle valait juste 1 franc ici, en Somalie.
Ces deux jours avec toi restent une éternité. Ils m’ont ouvert sur le questionnement des priorités :
Faut-il faire survivre un enfant, maintenant, et s’interroger sur son avenir, ensuite ?
Ou faut-il s’interroger sur son avenir, maintenant, et en fonction peser sur la décision de soin ?
Dans l’attente de vous lire à mon tour, je vous remercie.
Pour affiner le contexte, se référer à… GAURIER P. Somalie. In : GAURIER P. Etre infirmer aujourd’hui. Paris : Les éditions Ellébore, 2006, pp. 19-55.
LAROUSSE. Dictionnaire de poche English French. Paris. Editions LAROUSSE – BORDAS, 1999, p. 136 : To gasp : Haleter
MODES D'EXERCICE
Mission humanitaire, 1981, Somalie, Camp de réfugiés, Bourdoubo A
Publié le 13/03/2009
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Source : infirmiers.com
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