Etre sérieux en utilisant un ton légèrement décalé, voire humoristique. Délivrer un message efficace qui prête à la réflexion en jouant sur les mots, pour dénoncer les maux… Didier Morisot, plus habitué à partager ses chroniques hospitalières déglinguées , nous livre son coup de gueule, façon uppercut, avec une question : pourquoi le monde de brutes arrive-t-il à franchir les portes de l’hôpital ?
Une de mes amies a eu récemment un accident. Un accident très bête. Cela dit, si vous m’en trouvez un d’intelligent, je suis preneur. Bref, elle a été shootée par une voiture en voulant rejoindre son mari et sa petite-fille qui jouaient au ballon. Et qui lui faisaient déjà des grands signes de bienvenue.
- 12 h 09’ 23’’ -
Coucou mamie !
- 12 h 09’ 24’’ - Le choc : impact latéral sur les jambes, puis culbute sur le capot suivie d’un salto arrière en direction de l’asphalte. A savoir que l’asphalte est une matière brute de décoffrage, très rugueuse lorsqu’on se vautre dessus à l’insu de son plein gré. Je vous laisse deviner la surprise du public, son émotion, ainsi que l’inconfort ressenti par l’intéressée. Heureusement, nous sommes dans un pays où les gens sont soignés, et même bien soignés dans la plupart des cas.
Pour commencer, la dame a donc été prise en charge par les pompiers, des professionnels aux gestes sûrs, chaleureux et réconfortants. Si on a très mal aux jambes et à la poitrine, ça n’enlève pas la douleur, OK, mais ça fait quand même du bien. Fin du premier acte, début du deuxième : les urgences, un endroit rempli de professionnels aux gestes sûrs. Changement d’ambiance, pour tout dire. …La fatigue, peut-être, ou bien des problèmes familiaux ? Ou un contrôle fiscal inopiné ? Ou alors une sournoise crise d’hémorroïdes ? Bref, le comité d’accueil était mal gratté. Y’a des jours, comme ça.
Petit florilège entendu par notre amie qui avait mal aux jambes, au thorax, qui respirait douloureusement, qui s’angoissait pour sa petite-fille.
Alors, c’est quoi encore ?
Bon… dites-moi où vous avez mal, où vous avez vraiment mal, parce qu’on ne va pas multiplier les examens : les scanners, les radios, ça a un coût !
Oh, vous savez, la douleur c’est psychologique…
Ben voyons !
Ensuite, le scénario habituel : prise de sang, examen d’urine, radios, tout ça, tout ça… suivis de quelques heures d’attente sur un brancard (un peu plus confortable que l’asphalte, mais bon…). Une attente calme et paisible entre deux jolis rideaux en plastique. On appelle ça un « box ». Convivial, mais sans plus. Avec toutefois une super déco, un peu de lecture pour tenir compagnie : la charte du patient hospitalisé. Trop cool. Une déco sous laquelle notre amie a eu tout loisir de se reposer, l’infirmière lui ayant laissé une paix royale. Une personne charmante, entre nous, qui, au final lui a signifié en souriant qu’elle pouvait sortir : deux fractures de côtes et une entorse de cheville, un bilan inespéré. Le minimum syndical, vu l’impact.
Oh, vous savez, la douleur c’est psychologique…Ben voyons !
Elle s’est donc démerdée comme une grande pour se rhabiller, en grimaçant tout de même un peu. Oui, les côtes. Et aussi la cheville. « Ah bon, vous avez mal ? » Y’a des jours, il vaut mieux la fermer et ne pas répondre à certaines questions. Fin du deuxième acte donc, avec - cerise sur le gâteau - les salutations d’usage, la petite formule de départ qui fait chaud au cœur. Et n’oubliez pas de rapporter votre carte vitale…
Entracte.
…Troisième acte, après le retour à domicile : la visite des gendarmes qui viennent aux nouvelles. Des professionnels sympathiques et bienveillants, eux.
Alors, comment allez-vous ?
Oui, normalement c’est l’infirmière qui demande ça, mais parfois c’est pas elle.Le service des urgences nous a dit que vous n’aviez rien, mais en fait vous n’avez pas l’air en forme…
Oui, c’est vrai, quand on va aux urgences on pourrait avoir un minimum de tact et souffrir d’une vraie pathologie, pas d’un misérable état de choc ou d’une pauvre petite fracture costale. Quelque chose d’un peu excitant, je sais pas, une section de membre, une embolie, une rupture de rate… un truc sérieux, quoi ! Mais deux côtes et une cheville : ppfff… avec 21 jours d’ITT, OK, mais bon.
Surprise des gendarmes qui n’ont pas la même perception de la réalité.
Mais c’est plus grave que nous ne pensions… dans ce cas, nous devons vous demander si vous voulez porter plainte contre l’auteur de l’accident ?
Rideau.
Elle s’est donc démerdée comme une grande pour se rhabiller, en grimaçant tout de même un peu. Oui, les côtes. Et aussi la cheville. « Ah bon, vous avez mal ?
Une bien mauvaise pièce, n’est-ce pas ? Toutes proportions gardées, dans un contexte beaucoup plus dramatique, cette histoire pourrie me fait penser à un reportage vu récemment : un journaliste - à Alep - parlait d’un jeune garçon ayant survécu à un bombardement. Couvert du sang de ses proches, il était assis, hagard, au fond d’une ambulance. Mais pour ce fin connaisseur de la nature humaine, le gamin « allait bien » car indemne de blessure physique. Il avait juste vu sa maison s’écrouler et perdu sa famille sous les bombes. Il allait bien, quoi. Une bonne nouvelle, les gars : le monde de la santé n’a pas le monopole de la connerie.
Fin de l’aparté : revenons à nos moutons, ou plutôt à nos équipes soignantes dont je viens de parler - c’est vrai - sans ménagement. Effectivement, j’en ai conscience, j’ai un peu chargé la mule. Pour me racheter, je vais donc évoquer un aspect plus réjouissant de la profession. La critique, en effet, doit être constructive si l’on veut qu’elle soit efficace et fasse avancer les choses. Dont acte : séquence émotions, un flash-back remontant à 2015 ; les attentats du 13 novembre , de sinistre mémoire. Il y a quelques jours, j’ai revu mes petits camarades d’infirmiers.com lors du dernier comité de rédaction ; Éric Revue (médecin chef aux urgences de Chartres) nous a alors montré une photo bizarre, qui nous a laissé sans voix. On y voyait des blouses blanches allongées, des soignants couchés dans un café transformé en hôpital de campagne. Couchés sur des blessés par balles qu’ils étaient en train de soigner. En fait, les tirs avaient repris aux alentours du Bataclan et présentaient un réel danger ; les soignants protégeaient donc les victimes au péril de leur vie. Sans voix, je vous dis.
Pourquoi le meilleur de nous-mêmes, le don de soi, ce besoin de transcendance que nous avons tous, s’exprime-t-il avec tant de forces lors de circonstances exceptionnelles, et beaucoup moins facilement au quotidien ?
Voilà, les p’tits loups, je vous livre tout ça en vrac. Il fallait que ça sorte. Mais il se fait tard, je vais donc conclure. Avec une question dont je n’ai pas la réponse. Avant de la formuler, laissez-moi toutefois vous dire une chose : je suis intimement convaincu que les soignants, désabusés, qui reçoivent les gens de façon impersonnelle, qui les traitent comme des objets à réparer, sont les mêmes que ceux faisant écran de leur corps - au risque d’y laisser la vie - pour protéger les blessés dont ils prennent soin. Prendre soin
, notre cœur de métier. Ma question donc, ou plutôt mes questions :
- Pourquoi le monde de brutes arrive-t-il à franchir les portes de l’hôpital ?
- Pourquoi l’intelligence relationnelle se dilue-t-elle dans les protocoles, les procédures, les démarche-qualité à deux balles ?
- Pourquoi la douleur psychique est-elle si souvent niée, si méprisée ?
- Pourquoi le ressenti de l’autre est-il si peu pris en compte ?
- Pourquoi faut-il des drames collectifs qui font le buzz, et le débarquement de
cellules d’aide psychologique
pour que le stress post-traumatique soit pris au sérieux ? Comme dirait le comique d’Alep (spécialiste de la nature humaine), c’est bon ça, coco, fais-moi un zoom sur les psys ! - Pourquoi le meilleur de nous-mêmes, le don de soi, ce besoin de transcendance que nous avons tous, s’exprime-t-il avec tant de forces lors de circonstances exceptionnelles, et beaucoup moins facilement au quotidien ?
- Pourquoi sommes-nous incapables d’organiser un système de soins permettant l’expression d’une bienveillance généralisée ? Sommes-nous les victimes d’un choix de société (dont nous sommes aussi responsables en tant que citoyens), ou bien est-ce du domaine individuel, renvoyant alors chaque professionnel à sa pratique, à son propre savoir-être ?
Voilà, vous avez deux heures. Après, je relève les copies.
Didier MORISOT Infirmier didier.morisot@laposte.net
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