Dans le cadre du magnifique Cloître Saint-Louis, se sont tenus lors du Festival d’Avignon 2021 les Ateliers de la Pensée programmés par Médiapart et la Revue du Crieur. Infirmiers.com a assisté à la rencontre animée par Joseph Confavreux avec Anne Perraut-Solivères, infirmière, chercheuse et auteure d’"Infirmières, le savoir de la nuit1" autour des savoirs professionnels hospitaliers spécifiques au travail de nuit.
À l’hôpital comme ailleurs, des métiers s’exercent de nuit comme de jour, en l’occurrence la profession infirmière. Confrontés quotidiennement à la souffrance, à la déficience et à la mort, les personnels soignants développent des savoirs pour soulager physiquement et soutenir moralement les patients. De nuit, quels sont ces savoirs ?
De l’insatisfaction à la recherche d’une démarche éthique
Anne Perraut-Solivères est chercheuse après avoir été longtemps infirmière de nuit. Mon insatisfaction de l'organisation des soins en France date de mon entrée à l'école d'infirmières en 1965. Depuis, je n'ai cessé de batailler, de tenter de réveiller mes consœurs, de les encourager à prendre une parole confisquée par la médecine d'abord, par le budget, ensuite. […] De mes études d’infirmière, je retiendrai surtout la sensation d’un fossé infranchissable entre la réalité des malades à l’hôpital dans laquelle on nous plongeait sans ménagement ni information dès le premier jour […]
. La démarche éthique d’Anne Perraut-Solivères : formuler ses intuitions suscitées par son expérience, mettre en forme la philosophie tirée de son propre questionnement avant sa mise à l’épreuve pratique de la nuit. Dans cette exploration, je m’appuie sur mon expérience, sur les dires des infirmières recueillis au cours de mes différentes observations, mais aussi sur certains documents qu’elles ont contribué à produire. […]. Ma première préoccupation d’infirmière avait été de comprendre de quoi était faite l’antinomie historique jour/nuit à l’hôpital. […] L’exercice solitaire rend essentielle une compétence globale que seule l’expérience peut produire. C’est ainsi que l’épanouissement professionnel d’une infirmière de nuit passe par sa capacité à surmonter sa frustration d’une reconnaissance par ses pairs et par les médecins, par l’acceptation d’une certaine impuissance
.
Se retrouver face à ses responsabilités de soignante comme face à elle-même
Après son diplôme, Anne Perraut-Solivères n’a pas choisi délibérément de travailler de nuit. Le seul poste disponible dans le service de l’établissement où elle désirait exercer était de nuit ; elle n’a pas hésité à le prendre. Après coup, elle reconnaît qu’elle n’aurait jamais pu faire une carrière hospitalière de 42 ans si elle avait travaillé dans une équipe de jour. Et ce n’est pas le montant ridicule de la prime de nuit allouée qui l’a déterminée à faire ce choix. Ni pour fuir les confrontations journalières avec sa hiérarchie ou l’équipe médicale. Ni pour ne pas travailler avec des collègues en plus grand nombre. Ni pour éviter les échanges avec les familles. Rien de tout cela. Anne Perraut-Solivères apprécie le travail de nuit parce qu’elle apprécie de se retrouver face à ses responsabilités de soignante comme face à elle-même.
Les équipes soignantes de nuit sont souvent vilipendées à tort. On présuppose sans en avancer la moindre preuve qu’elles effectuent moins d’actes de soins, en qualité comme en quantité, alors qu’il n’en est rien dans les faits. Elles sont souvent négligées, voire même oubliées – que de notes de service ne sont-elles pas les destinataires ? - ou encore malaimées. On n’hésite pas à leur reprocher volontiers les moindres bévues sur lesquelles on aurait volontiers fermé les yeux pour les équipes de jour. La nuit, c’est connu, le travail est moindre. Alors, comment peut-on leur laisser passer telle ou telle chose ? Parce qu’on est assuré de cela, chacun les accable d’une multitude de tâches (vider la pharmacie des médicaments qui ont dépassé leur date de péremption, calculer les doses de médicaments injectés à un patient sur un temps donné, ranger des commandes de matériels…) sans que nul, jamais, ne cherche à interroger les différents protagonistes pour connaître de quoi sont faites leurs nuits de veille, quels seraient leurs besoins en récupération horaire, quels sont les incidences du travail de nuit sur leur vie privée ou leur santé psychologique… Elles sont aussi les éternelles oubliées de bien des études. Les équipes de nuit existent pour la hiérarchie lorsque quelque chose ne tourne pas rond.
Qualités requises pour le travail de nuit
Pourtant, selon Anne Perraut-Solivères, L'expérience du travail de nuit offre à l'infirmière une opportunité de soigner qui reste davantage en accord avec ses valeurs. La nuit permet, par la moindre pression institutionnelle, de s'appuyer sur une connaissance intuitive et d'échapper pour partie aux modèles de pensée. Autrement dit, travailler de nuit permet la solitude et l’introspection comme de travailler sans personne pour vous donner des ordres - je n’aime pas que l’on me dise ce que j’ai à faire
-, loin des bruits diurnes de la ruche. La nuit, on entend seulement les sonnettes, les chariots des soignants et leurs pas dans les couloirs. Sans le savoir, les silences de la nuit aménagent l’intimité nécessaire pour permettre des échanges féconds entre collègues comme avec les patients. Au-delà de la routine soignante bâtie autour des transmissions, des préparations des chariots, des soins prescrits à effectuer, les interstices spacio-temporels sont dictés selon l’évolution de l’état des patients. Au milieu des urgences et des décès, il y a les confidences, ces maux intimes révélés aux soignants par les patients et qui resteront à jamais secrets pour leurs proches. Même les dimanches dans un service hospitalier ne ressemblent pas à la nuit ! Il y encore trop de monde, d’agitation, d’allers et venues, d’interpellations... La nuit, on habite différemment le temps. Qu’on le veuille ou non, on est sans cesse dans une autoréférence. Il faut aimer la solitude, savoir gérer son stress et plus encore endosser ses responsabilités. De nuit, la responsabilité individuelle est immense, la première qualité est l’autonomie.
Seule l’adrénaline permet à l’infirmière de nuit de dépasser ses propres limites
Travailler la nuit, c’est apprendre à résister au sommeil, à vivre en état modifié de vigilance de nuit comme de jour. C’est une épreuve que de vivre avec cette fatigue permanente. C’est bien connu : le sommeil diurne n’a pas de moindre qualité. Parfois, le manque de sommeil surexcite. Parfois, la lutte est vaine. Il m’est arrivé de tomber littéralement de sommeil devant un scope que je surveillais. Que de stratégies à mettre en place le jour pour prendre son service en fin de journée. Il est souvent difficile de dormir quelques heures avant de prendre son service : les enfants, les bruits de la ville... ou pas l’envie, tout simplement. Il n’est pas rare que l’on reste 24 heures sans dormir le jour d’une reprise de service après quelques jours de repos. Seule l’adrénaline permet à l’infirmière de nuit de dépasser ses propres limites. Jamais pour autant elle ne pourra inverser la chronobiologie naturelle. Par exemple, savez-vous qu’entre 3 et 4 heures du matin, la température du corps chute ? J’avais des infirmières qui travaillaient à ces heures enveloppées dans une couverture. De même, le rapport à la nourriture est différent pour les travailleurs de nuit. Surtout, il faut toujours rester vigilant et ne prendre aucun risque inutile. Par exemple, s’abstenir de prendre l’ascenseur pour aller d’un étage à l’autre pour ne pas se hasarder de s’y retrouver bloqué et laisser les patients sans soin le temps du dépannage.
Savoirs infirmiers de la nuit
"Tout ce qui n’est pas écrit n’est pas fait !" aimait régulièrement lui lancer un directeur. Et pourtant, comment peut-on ignorer le savoir acquis au fil des nuits au chevet des patients ? Une qualité d’écoute morale. Une prise en charge plus ciblée (douleur…). La nuit laisse la place au patient de s’exprimer et au soignant de l’écouter. Depuis que la tarification à l’acte est la règle, la valeur relationnelle est devenue invisible comme tous les savoirs infirmiers qui ne peuvent être mis en évidence dans l’acte de soin. De l’ordre du subjectif, ils ne sont jamais pris en compte dans les travaux de recherche comme dans la comptabilité du temps passé auprès du patient. Pourtant, ils permettent d’acquérir de nouveaux savoirs, des savoir-faire comme des savoir-être.
Notes
- Presses Universitaires de France, 2001.
Isabelle Levy, conférencière - consultante spécialisée en cultures et croyances face à la santé, elle est l’auteur de nombreux ouvrages autour de cette thématique. @LEVYIsabelle2
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