Une nuit aux urgences, c'est une leçon de vie, c'est une leçon sur la vie. Les urgences accueillent toutes les souffrances, toutes les douleurs. Elles disent nos vies modernes, envahies par le stress, la voiture ou la drogue. Elles racontent la vie tout court, celle du premier souffle du bébé né dans la voiture des pompiers, et celle du mourant. Une nuit dans l'hôpital Dron à Tourcoing, pour entendre des histoires trop ordinaires pour ne pas être remarquées.
"Ma première intervention ?" Thierry, l'infirmier anesthésiste, réfléchit à peine. Quelques secondes, pas pour retrouver le souvenir, mais pour le faire le plus précis possible.
Thierry est comme ça : son métier, c'est l'efficacité, la précision. Son métier, c'est s'occuper des êtres humains, ne pas oublier que c'est la vie qui est en face de lui, toujours la vie. Ce sont les gens qui compte pour Thierry qui, à ses heures pas perdues, est aussi pompier volontaire à Lille.
"Ma première intervention, c'était pour un gosse. On passait sur un pont par hasard avec la voiture d'intervention, et on a vu un gamin de quinze ans : une vraie poupée de chiffons. Il avait été percuté par une voiture : l'impact avait provoqué une fracture ouverte du crâne. On s'est arrêté, les gens qui l'avaient bousillé s'engueulaient à côté de lui pour savoir qui était vraiment responsable de l'accident. On s'est occupé de lui. Dans ces cas là, tout tourbillonne autour de toi : les médecins appellent ça l'état de concentration maximale. Tu ne penses plus qu'au bras qu'il faut piquer ou à la glotte qu'il faut atteindre, que tu les vois au bout d'un tunnel. Tu n'as pas le droit à l'erreur, personne à qui passer la main."
Grâce à l'intervention du SMUR , une vie fort mal en point a été sauvée : aujourd'hui, "ce gosse est sorti de l'hôpital, après une longue rééducation. Il arrive à faire du vélo. J'ai appris ça il y a deux semaines, j'étais content." Des rencontres brèves, des rencontres brutales, Jean, qui a travaillé dix ans aux urgences avant de s'occuper de la communication au sein de l'hôpital, en a vécu souvent : "Quand on va chercher des gens avec le SMUR , on les ramène à l'hôpital en voiture. Sur le trajet, il y a une telle angoisse que les gens se confient entièrement. En quelques minutes, on voit défiler des vies entières. Et puis, à l'arrivée, les gens recommencent à se cacher, à frimer un peu."
Il y a quelque chose de très technique et de très matériel dans les urgences : il faut examiner, évaluer, radiographier, tester, "déchoquer", il faut palper des bras, des mains, des pieds, des têtes. Tout est organisé d'une manière très précise : dans la voiture du SMUR, chacun a un rôle prédéfini, dans l'hôpital, les infirmières se répartissent rapidement les rôles à chaque nouvelle intervention. Mais il y a aussi de l'universel dans les urgences : la mort comme la vie entrent ici, avec leur cortège de malédictions et d'infortunes, avec leurs surprises et leurs bonheurs aussi.
Il faut pour s'en convaincre de lire un extrait du carnet d'accueil de la nuit de vendredi dernier. Les heures se succèdent, les histoires aussi. A minuit quinze, ce sont quatre personnes qui arrivent, après un accident de voiture, choquées mais sans séquelle physique grave. Abus d'alcool. La jeune fille est traumatisée, et parle dans un sanglot continu. Son oncle, le conducteur de la voiture, n'est pas là : il s'est enfui juste après le choc. Il y en a deux encore, l'un passe des radios, l'autre tente de frimer un peu, malgré son T-Shirt tâché de sang.
Minuit 47, c'est la victime d'une agression qui débarque. 1 h 05, c'est une mère qui va accoucher. Les accouchements : Christine, l'aide soignante, confirme que les nuits de pleine lune sont propices aux naissances. Ce ne sont donc pas des histoires de grand mère. 0h55, ce sont des maux de tête. 2h28, un cas d'ivresse manifeste. 2h50, un autre accouchement. Le quotidien des urgences, c'est "des alcoolos, des alcoolos, des dépressifs, de la gériatrie, des alcoolos…" expliquent les infirmières.
"Tu ne vois plus ta vie de la même façon"
Pour autant, il ne faudrait pas s'arrêter au ton un peu blasé de l'énumération : chaque fois, le patient a droit a une écoute particulière. Les alcooliques sont souvent amenés par la police, qui doit vérifier leur état de santé avant de les incarcérer pour la nuit. "Les alcoolos, il faut savoir les prendre, parler moins fort qu'eux pour les calmer. Souvent, il suffit de leur dire qu'ils sont dans un hôpital où il y a des malades, des vieux, et des enfants." C'est Isabelle qui parle, avec des yeux malicieux qui veulent vous atteindre. Isabelle est infirmière diplômée depuis 1991. Une pause, et elle reprend : "Parfois aussi, il y a des grosses urgences, qui mobilisent tout notre savoir-faire. Tous les jours, on apprend."
"On apprend beaucoup sur la vie, sur la mort. Tu ne vois plus ta vie de la même façon si tu travailles aux urgences, reprend, d'un ton vif, Stéphanie, une collègue infirmière d'Isabelle. Tu en profites plus. Mais tu ne laisses jamais ta blouse au vestiaire. Tu ne rentres pas chez toi intact. Dernièrement, j'ai dû m'occuper d'une petite mamie qui attendait sa famille avant de décéder. C'était fort en émotion. Il fallait soutenir tout le monde : dire à Mamie, courage, il faut tenir, ils vont tous arriver bientôt, et dire en même temps à la famille que Mamie, elle allait pas bien et qu'elle allait s'en aller. Ca secoue. En plus, tu as toujours peur de ne pas avoir fait assez : une mort, c'est toujours un échec."
Contre-choc
Christine a soudain le regard plus lourd : "Mon plus mauvais souvenir, c'est un gamin." Elle s'arrête, le gamin est là, présent dans ce silence. "C'est son papa qui l'a amené, il a pris sa voiture, parce qu'il trouvait que le Smur n'allait pas assez vite. Il a couru, avec son gosse enveloppé dans une couverture. Je l'ai pris dans mes bras, j'ai couru avec la couverture jusqu'à la salle de déchoquage. Le bébé était bleu. Il était mort. J'ai quand même essayé un massage. Mais c'était fini. Et après, il a fallu aller le dire au père. Je le revois encore, c'était horrible.
Les infirmières, les médecins, tout le monde, vous parle du contre-choc : "ce n'est que deux ou trois jours après que tu te rends compte, que tu revis la scène, explique Thierry. Et là, c'est dur." Thierry a fait la première intervention le jour de l'an : un pendu. Une nouvelle année aux urgences avait commencé pour lui.
Alors, pour tenir le coup, il y a l'humour, noir souvent, l'humour qui sauve dans les situations les plus dures, l'humour qui permet de rassurer quelquefois les patients qui ont peur.
Michel, l'ambulancier que le personnel adore appeler "Michounet" pour le faire enrager, se souvient de drôles de situation, pas toutes racontables. "Une fois, des gens nous ont appelé parce que leur grand-mère avait menacé de se suicider. C'était dans une tour, au huitième étage mais la porte avait cinq serrures. Impossible de rentrer, les pompiers appellent une voiture avec une échelle. On indique bien au pompier où se trouve la fenêtre, et on attend sur le palier. Soudain, la porte d'en face s'ouvre, le pompier sort, avec derrière lui un type hilare : une hilarité qui s'est vite propagée à la dizaine de flics, pompiers et SMURs qui étaient là. Le pompier s'était trompé de fenêtre et était donc arrivé chez quelqu'un qui regardait paisiblement la télé. Donc, rebelote, cette fois, c'est le bon appartement, la bonne porte qui s'ouvre. On entre, on réveille la dame, qui se lève et commence à nous invectiver et à nous pousser vers la sortie. Elle allait très bien, elle avait juste pris deux somnifères et un verre de pastis pour dormir. Elle n'avait pas mis sa menace à exécution."
Des femmes qui ne savent pas qu'elles sont enceintes
Malheureusement les fausses alertes sont rares : les "urgentistes" côtoient aussi quotidiennement l'urgence sociale. "Nous sommes sur un secteur très urbanisé, très dense, explique Thierry. Nous allons jusqu'à Quesnoy sur Deûle, du côté d'Armentières, nous couvrons aussi régulièrement Roubaix. Les communes où nous sommes le plus souvent appelés, ce sont Tourcoing, Lincelles, Neuville-en-Ferrain, Wattrelos, Roncq, Bondues et Marcq-en-Baroeul. Il y a pas mal de problèmes sociaux par ici. Ce qui m'étonne toujours, c'est que l'on peut passer sans transition d'une courée sordide, dans des maisons où les gens ne s'arrêtent même pas de regarder la télé pendant que nous intervenons, où les femmes accouchent sans même savoir qu'elles étaient enceintes, on peut passer de ce milieu à des domaines, à des résidences aisées. Il faut calquer sa conduite en fonction de ça, essayer de rester neutre : sinon, dans un cas comme dans l'autre, ça peut dégénérer assez vite."
Travailler en urgence, surtout à côté de la ZUP de la Bourgogne et de la douane du Risquons-tout, permet de sonder les maladies sociales, sans leur donner le temps de se refaire une immunité : les patients ne peuvent pas tricher, c'est chez eux qu'on arrive, c'est leur vie qu'ils racontent. Surtout la nuit. "La nuit, les gens parlent plus facilement, il y a l'angoisse de la maladie, mais aussi la peur du noir, confie Isabelle. La nuit, ça rapproche." Christine avance : "La nuit, tu es déconnecté du reste du monde. Ce n'est pas la même clientèle, c'est plus confidentiel. Il y a beaucoup d'état d'ivresse, au retour des soirées, des accidents de la route. C'est aussi le moment que les gens choisissent pour faire des tentatives de suicide." Les infirmières hochent la tête d'un air songeur et ne font guère attention au fantôme qui passe derrière elles.
D'où vient cette silhouette blanche, très maigre ? "Papy, qui passe, il passe la nuit ici, en attendant de voir un psychiatre demain, relève Stéphanie. Qui reprend avec de la tendresse dans la voix : Papy, il pense que c'est Hitler qui va venir le chercher demain matin, et qu'en ce moment le KGB le suit. Il a eu un problème avec ses médicaments."
Car l'hôpital des courts séjours fait aussi dans l'urgence psychiatrique : "Moi, j'aime pas trop, avoue Isabelle. Je n'ai aucune formation pour aborder des gens perturbés. Il faudrait qu'il y ait un psychiatre tout le temps ici. Papy, il n'est pas dangereux. Mais il y en a qui sont excités…" Isabelle se lève, et se rassied, une nouvelle histoire va arriver. "Une fois, il y a un forcené qui s'est mis à se servir de son lit comme bêlier contre la porte. On a été obligé d'appeler la police, parce qu'on avait peur. Les médecins étaient de sortie, nous n'étions que des femmes ici."
L'impossible est en cours
Ici, tout arrive, tout repart; ici, ce sont les urgences. Maintenant, c'est sept heures du matin, la lumière est revenue par la fenêtre : l'équipe de relève aussi est arrivée. On se souhaite bonne nuit, et attention au volant. La nuit a très calme, mais chacun sait que l'activité peut reprendre n'importe quand. "C'est mystérieux, mais les entrées se font toujours d'un coup. Il peut y avoir une longue période calme, et puis, soudainement, il y a dix personnes qui arriveront en même temps, explique Hacène, le médecin attaché pour cette nuit aux urgences. C'est ce qui est excitant, le matin tu ne sais pas si ta journée sera calme ou bordélique."
Il est temps de partir, de quitter un instant ce livre ouvert, vivant, émouvant. Dans le bureau de Martine, qui s'occupe de l'accueil des courts séjours depuis quatorze ans, il y a une affiche représentant Gaston Lagaffe dans sa voiture pétaradante. Où on peut lire la conclusion évidente de toutes ces histoires vraies, qui balancent sans fin entre physique et métaphysique : "L'urgent est terminé, l'impossible est en cours… Pour les miracles, prévoir 24 heures !"
Les mots des urgences
Les Urgences ont un jargon très particulier, tout en initiales et en termes spécialisés. Petit lexique.
AEG : altération de l'état général. Il s'agit le plus souvent de personnes âgées : la famille donne l'alerte, en appellant le médecin traitant qui envoie ensuite la personne aux urgences.
AVP : accident de la voie publique. Très (trop) courant, ce type d'accident arrive surtout les vendredis et samedis soirs, au retour de soirées un peu arrosées... La Belgique n'est pas loin, avec ses boîtes de nuit.
TA : tentative d'autolyse. L'autolyse, c'est le suicide. "Les TA se multiplient pendant la nuit ou au moment des changements de saisons. Mais il y en a de plus en plus, on voit que les gens sont de plus en plus démunis; ils sont sans travail, ont des problèmes sentimentaux, c'est un vrai engrenage", explique Christine, l'aide soignante.
IPM : Ivresse publique manifeste. Le personnel des urgences sit aussi "alcoolo".
SATU : Le service d'accueil et de traitement des urgences regroupe le service hospitalier et le SMUR. Il emploie un chef de service (le Docteur Turi), des "médecins seniors" qui supervisent les soins, des internes qui interviennent dans le cadre de leurs études, dix sept postes d'infirmières attachés au service et cinq infirmiers qui travaille au SMUR. A compter également, douze aides soignantes et deux brancardiers, cinq ambulanciers, et tout le personnel médical et administratif. Une grosse machine.
SMUR : Service mobile d'urgence et de réanimation. Le SMUR de Tourcoing est une antenne locale du SAMU : il est sorti 2 147 fois durant l'année 97 (six sorties par jour environ)
Les urgences de Tourcoing ont presque atteint le nombre de 30 000 entrées pendant l'année 1997. Le nombre de patient examinés chaque jour est évalué à une moyenne de 82 personnes. Ce qui explique des temps d'attente parfois considérables. " L'urgence est souvent mise en attente, reconnaît Hacène, médecin. Tous les gens qui viennent se ressentent en situation d'urgence, mais nous devons établir une hiérarchie dans les situations."
Les Urgences en danger
Les Urgences : pour le personnel soignant, elles sont en danger. Chacun dénonce un manque de moyen matériel et financier qui pourrait compromettre à terme le service au niveau national. Mais ces paroles sont rarement entendues : difficile pour les "urgenciers" de faire grève !
"La fonction publique médicale aura disparu d'ici dix ans." Léonard est catégorique, et il a l'air grave. Il a peur que le métier qu'il aime et auquel il consacre ses jours et ses nuits disparaisse. "Il y a de plus en plus de cliniques privées qui ouvrent des services d'urgences très selects : ils n'acueillent pas tout le monde, comme ici. Mais ils ont des moyens, en payant par exemple les médecins deux ou trois fois plus." Alors, les sirènes du privé commencent à vider le public de ses médecins...
Combien gagne un médecin aux urgences ? 8 000 F par mois, "ce n'est pas suffisant par rapport au niveau d'études que l'on a", ponctue Hacène, l'autre médecin de garde cette nuit-là, "alors on travaille de nuit, ce qui nous rapporte 1 200 F par service en semaine." Résultat : des durées de travail de 24 ou... de 36 heures ! "Pour passer autant de temps ici, concède Hacène, il faut être félé. On aime notre métier, et ici, on en apprend tous les jours. Mais tu fais ça six ans : c'est pas ta vie. Après tu es usé..."
Du côté des infirmières, ce sont presque les mêmes paroles. La même fatigue face aux contrats qui ont du mal à devenir indeterminés, aux embauches qui ne viennent pas faute de moyens. L'hôpital en France est soumis à un régime de rigueur. Son personnel en souffre chaque jour.
Par SYLVAIN MARCELLI (Pour NORD ECLAIR - 1998 )
Avec l'autorisation de Ecole supérieure de journalisme de Lille
http://www.esj-lille.fr/
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