Ils sont quatre anciens ministres de la santé à se réunir pour la première émission de 2024 des Contrepoints de la santé* : Claude Évin, ministre de mai 1988 à mai 1991, Roselyne Bachelot, de mai 2007 à mai 2012, Agnès Buzyn, de mai 2017 à mai 2020, et François Braun, de juillet 2022 à juillet 2023. Le thème ? Comment réformer le système de santé dans un contexte de pénurie des personnels soignants et de multiplication des déserts médicaux. Avec un constat commun : le système n’affronte pas une crise en tant que telle mais bien plutôt une période de transformation profonde. « Il répond globalement à des problématiques auxquelles on ne répondait pas il y a 20 ans », introduit Claude Évin. « Et il ne s’est pas réformé ; il se réforme en permanence sous la pression des demandes en soin et de l’évolution des techniques thérapeutiques. » Et les problématiques, elles, sont constantes : « À mon époque, on disait déjà que les infirmières restaient 5 ou 6 ans », poursuit-il.
Il manque aujourd’hui 18 millions de soignants dans le monde. Il en manquera 30 millions en 2030, parce que nous ne sommes pas capables de les former
À l’origine de cette transformation permanente, il y a avant tous les bouleversements, démographiques et sociétaux, qui marquent la société. À commencer par le vieillissement de la population et son cortège de pathologies chroniques qui font évoluer les besoins de santé. Cette problématique, notent Agnès Buzyn et François Braun, ne touche pas que le système de santé français.
Des "demandes infinies" face à des "ressources finies"
Elle s’avère en réalité internationale. « Les changements démographiques, l’allongement de la durée de vie, le manque de soignants » se retrouvent dans l’ensemble des pays développés et en développement. « Il manque aujourd’hui 18 millions de soignants dans le monde ; il en manquera 30 millions en 2030 parce que nous ne sommes pas capables de les former », réagit ainsi Agnès Buzyn, qui se dit par ailleurs peu favorable à la volonté, manifestée par le Premier ministre Gabriel Attal, d’aller chercher des médecins à l’étranger.
Le seul point commun entre tous ces systèmes, c’est que nous les avons bâtis à partir de l’offre de soin.
Pour expliquer ce problème généralisé, François Braun avance l’idée suivante : « Le seul point commun entre tous ces systèmes, c’est que nous les avons bâtis à partir de l’offre de soin. Or les besoins ont augmenté et l’offre a du mal à les couvrir », non pas nécessairement en termes de soins mais plutôt en termes de disponibilités des ressources. Les demandes en soin des usagers évoluent également, avec des attentes de soin qui sont « infinies dans un système dont les ressources sont finies », rebondit Roselyne Bachelot. Les demandes, de plus en plus diverses, de plus en plus spécifiques, sont difficiles à intégrer dans le système de santé. Et du côté de l’offre, les aspirations aussi évoluent, avec des professionnels de santé qui réclament de meilleures conditions de travail. « Il y a une crise dans les pays industrialisés ou en voie de développement parce qu’il y a une tension entre les aspirations des sociétés à être mieux soignée et l’impossibilité des collectivités à répondre à cette demande », complète Claude Évin. « C’est une tension qu’on doit assumer en apportant des réponses pragmatiques. »
Collaboration et territorialisation comme premières réponses
Pour accompagner ces transformations, il s’agit donc moins selon Agnès Buzyn « de réformer le système de santé » que de poursuivre les efforts de collaboration et de territorialisation, notamment impulsés par « Ma Santé 2022 ». Lancé en 2018, présenté en 2020 avant de subir un coup de frein en 2020, cette stratégie embarque entre autres la généralisation des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), la mise en place des assistants médicaux ou encore la création des infirmiers en pratique avancée (IPA). Avec un objectif : libérer du temps médical.
Le services d’accès aux soins (SAS) est un très bon exemple de collaboration entre les acteurs
Il est également question de territoire dans l’apparition des services d’accès aux soins (SAS), dont le déploiement doit être généralisé. Prévu dans le Pacte de refondation des urgences de 2019 et lancé en avril 2021, le dispositif a en effet fait ses preuves car il permet de resserrer les liens de coopération entre ville et hôpital. « Le SAS est un très bon exemple de collaboration entre les acteurs », juge François Braun. Couplé à un investissement plus large des professionnels libéraux dans la prise en charge des soin non programmés, le déploiement des SAS aurait ainsi entraîné une diminution de la fréquentation des urgences de 10 à 15%, selon le ministère. Un message qui a toutefois du mal à passer sur le terrain alors que les urgences ont été de nouveau soumises à de rudes tensions à l’été 2023. Mais qui parle de collaboration parle également de transfert de tâches d’un professionnel à l’autre en fonction de leurs compétences. Les professionnels de santé ne sont « pas assez nombreux, donc il faut faire un transfert de compétences. Les Ordres étaient d’accord. Et ça coince encore un peu par endroit mais pas tellement sur le terrain, en réalité, car les gens sont pragmatiques. Ils savent qu’une infirmière peut vacciner, qu’un pharmacien peut prescrire et vacciner contre la grippe », poursuit-il.
On est obligé de faire peser une contrainte sur les dépenses de santé parce que sinon elles représenteront 20% du PIB
Parallèlement, alors que la Cour des comptes juge que les soins de ville coûtent trop cher et que l’État appelle à limiter les dépenses d’une Assurance maladie dont le déficit en 2027 devrait doubler (17,9 milliards d’euros), la question financière fait figure d’éléphant dans la pièce. « Les dépenses de santé dans tous les pays augmentent plus vite que leur PIB, essentiellement en raison du vieillissement de la population », relève Agnès Buzyn. « Aujourd’hui, On est obligé de faire peser une contrainte sur les dépenses de santé parce que sinon elles représenteront 20% du PIB. » Ce qu’aucun État ne peut se permettre d’accepter puisqu’il faut aussi financer l’éducation, la transition écologique, la défense… L’objectif national des dépenses d’Assurance maladie (ONDAM) progresse ainsi chaque année de 4 ou 5 milliards d’euros, affirme Claude Évin. Alors comment réduire les dépenses sans provoquer d’impacts négatifs sur la qualité des prises en charge ?
Haro sur les soins inutiles
En améliorant la pertinence des soins, répondent les deux anciens ministres d’Emmanuel Macron. On estime en effet à 15 ou 20% la part que représentent les actes inutiles dans l'ensemble des soins. Les réduire représente « la seule piste raisonnable pour limiter les dépenses », tranche Agnès Buzyn. François Braun, lui, parie sur la collaboration territoriale, et notamment sur les CPTS et la gouvernance des Agences régionales de santé. « C’est ça l’intérêt de la territorialisation qu’on installe progressivement : à l’échelle du territoire, on met en place des solutions pour éviter les dépenses inutiles », veut-il croire, prenant l’exemple des transports sanitaires remboursés qui doivent encore gagner en efficience.
Le ministère de la Santé est le plus mal placé pour faire de la prévention.
"Il faut des politiques interministérielles volontaristes"
Reste que tout demeure soumis à une question d’arbitrage au plus haut niveau de l’État, que ce soit pour la répartition de l’enveloppe de l’ONDAM entre les différents acteurs ou les orientations à donner au système de santé, notamment en matière de prévention. Car, seul, « le ministère de la Santé est le plus mal placé pour faire de la prévention », assène Agnès Buzyn. « Il fait de la prévention primaire sur le tabac, l’alcool, et secondaire avec le dépistage et la vaccination », mais le reste des facteurs de risques (environnement, alimentation, transports…) échappe complètement à son périmètre. « Il faut des politiques interministérielles, intersectorielles, volontaristes », juge-t-elle. Une coordination ministérielle que la valse des ministres ne favorise pas, ne serait-ce que parce qu’elle empêche d’inscrire les différentes évolutions du système de santé dans le temps long. « Il y a une question de temporalité : il est absurde de rediscuter la politique de santé tous les ans dans le cadre du PLFSS », observe François Braun, qui appelle à une grande loi de la programmation en santé sur plusieurs années. « La santé ne va pas se réformer en un an. Les professionnels ont besoin d’un peu de sérénité » et de pouvoir se projeter dans « 3, 5 ou 10 ans ».
Pour autant, assurent les quatre ministres, le système de santé fonctionne. « On soigne mieux qu’hier », défend François Braun. « Mais il faudra désormais faire 10km pour trouver un médecin plutôt que de l’avoir au bout de sa rue, il faut le reconnaître. »
Il faut faire évoluer l’aide médicale d’État (AME), mais surtout pas la supprimer. C’est le message commun que font passer les 4 anciens ministres sur ce dispositif qui devait à l’origine être revu dans la loi immigration. Le rapport de Claude Évin et de Patrick Stefanini va dans le bon sens, estiment-ils. « La question qui nous est posée collectivement, c’est celle-ci : comment soigner les personnes en situation irrégulière et s’assurer qu’elles aient accès aux soins de premier recours, que leur état ne s’aggravera pas et ne les conduira pas à l’hôpital ? », souligne l’ancien ministre et co-auteur du rapport. Défendre l’AME ne veut pas dire « défendre un panier de soins qui ne change pas », renchérit Roselyne Bachelot. « Il faut mettre des garde-fous mais ceux qui veulent détruire l’AME ne sont pas dans une démarche de santé publique. »
*Qui a été enregistré le mercredi 31 janvier 2024, à la Villa M (Paris)
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