Si la pandémie de Covid-19 a braqué les projecteurs sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), elle a paradoxalement rejeté dans l’ombre une question longtemps considérée comme cruciale : celle du nombre d’Ehpad nécessaire pour anticiper sur le vieillissement de la population. Une réflexion livrée dans les colonnes de The Conversation, que nous remercions de ce partage.
Autant le dire d’emblée : nous ne pensons pas que la priorité consiste à s’interroger sur la création de nouveaux Ehpad. C’est pourtant la question que se posent les services dédiés à la prise en charge des personnes âgées, comme en témoigne un article publié ici en février dernier.
A priori, le raisonnement semble cohérent. Demain, le nombre de personnes âgées – notamment celles qui sont en perte d’autonomie – va considérablement augmenter : d’après les projections de l’Insee, la France hors Mayotte compterait 4 millions de seniors en perte d’autonomie en 2050, soit 16,4 % des seniors. Or la hausse du nombre d’Ehpad étant limitée par les normes réglementaires et budgétaires, on peut craindre qu’elle ne puisse pas répondre aux besoins…
Autre argument avancé pour pointer du doigt l’inadéquation entre l’offre et la demande : au vu du coût mensuel d’hébergement dans un établissement pouvant les accueillir et du montant moyen des retraites, bon nombre de personnes âgées n’auraient pas les moyens d’y demeurer. Outre un engagement visant à faciliter l’augmentation du nombre d’Ehpad, d’aucuns soulignent ainsi la nécessité de renforcer la solvabilité des futurs résidents, grâce une réforme de la prise en charge de la dépendance.
La France, en tête des taux d’institutionnalisation
La logique d’un tel raisonnement parait implacable. Pourtant, tous les pays ont réorienté leur politique vieillesse vers le maintien à domicile depuis au moins deux décennies. Et le phénomène est encore plus visible en Europe du Nord, où le taux d’institutionnalisation qui était traditionnellement plus élevé est désormais moins élevé qu’en France : il est estimé à 8 % en Finlande, 11 % au Danemark, ou 14 % en Suède, contre 21 % dans notre pays.
Décider de créer de nouveaux Ehpad n’est donc pas la simple résultante d’une adéquation mécanique entre une offre malthusienne et une demande exponentielle : c’est un choix politique. Du reste, avec plus de 90 000 places créées depuis 2007, on constate que la France a jusqu’ici fait le choix d’encourager le développement des Ehpad. Mais nous voudrions surtout souligner deux erreurs majeures dans le raisonnement que nous venons de présenter.
Une minorité de personnes âgées en Ehpad
Tout d’abord, contrairement à l’un des postulats de départ, la majorité de personnes âgées, notamment celles qui sont en perte d’autonomie, ne réside pas en Ehpad.
Globalement, seules 5,8 % des personnes âgées de 65 ans et plus sont hébergées dans un établissement d’hébergement. Et au-delà de 85 ans, ce pourcentage ne s’élève qu’à 21 %. Et même en ne tenant compte que des personnes dépendantes bénéficiaires de l’APA (Allocation Personnalisée d’Autonomie), le taux d’institutionnalisation ne dépasse pas les 41 %.
En d’autres termes, l’Ehpad n’est manifestement pas la seule réponse face au besoin d’accompagnement du grand âge. Et l’on peut supposer que si une majorité de personnes âgées dépendantes continuent de vieillir chez elles, ce n’est pas seulement parce que le coût des Ehpad est trop élevé. Elles préfèrent peut-être demeurer où elles ont toujours vécu, disposant d’un réseau professionnel et familial suffisant pour qu’un tel maintien à domicile soit jugé pertinent.
Des choix pouvant évoluer
L’autre erreur, de notre point de vue, tient dans la manière d’anticiper les besoins pour les 10, 20 ou 30 années à venir.
En effet, la plupart des projections s’appuient sur le ratio « nombre de personnes âgées dépendantes/nombre de places en Ehpad » existant à ce jour. Or il est peu probable qu’un tel rapport reste constant dans le temps.
D’une part, car ces quinze dernières années, l’accroissement du nombre de personnes âgées résidant en établissement s’est révélé moins important que celui observé en population générale.
Une erreur méthodologique
En réalité, l’erreur d’analyse en matière d’adéquation entre l’offre et la demande repose en partie sur une erreur méthodologique qui est malheureusement très répandue dans le secteur médico-social.
Un exercice de prospective ne peut se contenter de reposer sur des indicateurs quantitatifs, qui font abstraction du vécu et du ressenti des principaux concernés. Car lorsqu’une personne âgée réside en Ehpad, cet hébergement ne répond pas nécessairement à ses attentes. Et si elle demeure à son domicile, elle n’en est pas forcément satisfaite : elle ferait peut-être un autre choix si une solution plus adaptée lui était accessible.
En clair, peut-on réfléchir sur une offre d’Ehpad souhaitable sans interroger « la demande » elle-même ? L’analyse des besoins se limite souvent à leur objectivation par le biais d’indicateurs extérieurs préétablis. Or cette démarche donne l’illusion de constituer une aide « scientifique » à la décision. Mais elle est déconnectée d’une réalité sociale par ailleurs susceptible d’évoluer. Sans compter qu’elle peut limiter le champ des possibles en matière d’accompagnement des seniors.
Plusieurs alternatives
Comme en témoigne le rapport Libault, les personnes âgées aspirent à préserver leur indépendance et leur liberté, malgré la survenue de limitations physiques ou psychiques. Voilà sans doute qui explique pourquoi les pouvoirs publics ont décidé de soutenir la création d’habitats inclusifs par le biais d’une allocation dédiée
Si dans l’opinion publique l’Ehpad constitue une réponse bien identifiée au problème d’accompagnement des personnes âgées, ce n’est donc pas la seule solution envisagée : il existe plusieurs alternatives, depuis l’accueil familial jusqu’à l’habitat groupé, en passant par l’accueil temporaire et bien sûr le soutien à domicile.
Il existe plusieurs alternatives aux Ehpad, depuis l’accueil familial jusqu’à l’habitat groupé, en passant par l’accueil temporaire et bien sûr le soutien à domicile.
Au-delà de la « moyenne »
Autre effet pervers des méthodes quantitatives : elles poussent à raisonner en termes de « moyennes ». Pour décider de la réponse à apporter à un problème particulier – ici l’accompagnement des personnes âgées – on va ainsi s’intéresser à la demande « moyenne », et donc considérer que les besoins sont identiques dans le Nord ou le Sud de la France, en zone urbaine ou rurale, etc.
Pourtant, dès que l’on s’intéresse à la manière dont les personnes vieillissent, on s’aperçoit que les dynamiques territoriales engendrent différentes formes d’adéquation entre l’offre et la demande.
Ainsi, les taux de seniors en institution sont plus faibles dans les départements d’outre-mer et en Corse (respectivement 3,1 % et 4,6 % des seniors de 75 ans ou plus), où l’offre de places en institution est plus faible. Mais ce n’est pas nécessairement le résultat d’une « pénurie » : cela peut aussi témoigner d’autres choix face au vieillissement. Sinon, comment expliquer qu’à l’inverse, les Pays de Loire présentent un taux d’institutionnalisation de plus de 12 %, alors que la part des personnes en perte d’autonomie y est plus faible qu’ailleurs ?
Mieux cerner les aspirations
Tout exercice de projection se révèle complexe, et nous pensons qu’il ne faut pas se contenter de quelques ratios faisant faussement autorité.
A l’horizon de plusieurs décennies, bien des paramètres sont en effet amenés à évoluer dans un sens difficilement prévisible : c’est notamment le cas de l’espérance de vie sans incapacités, de la possible mobilisation d’aidants familiaux, de la densité de services de maintien à domicile de qualité, etc.
Ainsi, nous pensons qu’il ne s’agit pas tant de savoir s’il faut créer de nouveaux Ehpad, mais plutôt de mieux connaître les aspirations des personnes vieillissantes en fonction de leur lieu de résidence. Car fort de ces données, les décideurs pourraient faire des choix répondant au mieux aux souhaits des personnes âgées.
Dominique Argoud, Maître de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Marion Villez, Enseignant-chercheur en sociologie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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