La morphine est isolée au début du XIXe siècle. Deux pharmaciens français, François Derosne (1803) et Armand Seguin (1804)1, s’empressent d’étudier les divers constituants de l’opium, mais c’est à Friedrich Wihelm Serturner, pharmacien allemand, que revient la découverte de cette substance cristallisée : un alcali végétal (alcaloïde) combiné dans la drogue à l’acide méconique.
Depuis l’origine de l’humanité, vaincre la douleur semble une chimère. Pourtant elle est combattue dès l’Antiquité : dans L’Iliade, Homère note l’emploi de substances extraites du pavot, les népenthes, capables d’atténuer les souffrances. Les Romains utilisent la pierre de Memphis (marbre friable) : trempée dans du vinaigre, elle dégage du gaz carbonique dont l’inhalation étourdit. Au Moyen-Orient et en Asie, outre le pavot et le chanvre indien, on reconnaît les vertus antalgiques de la mandragore. À la Renaissance, l’aqua ardens (mélange de vin, chaux vive, sel et figues vertes) est fabriquée grâce aux nouveaux alambics ; sa consommation sera réputée pour insensibiliser partiellement le corps. L’utilisation de la morphine comme antalgique n’émerge que bien plus tard.
Elément essentiel de l’opium
Apprenti à la pharmacie Kramer dans le petit village de Paderborn (Westphalie), Serturner débute ses recherches visant à soulager efficacement la douleur en 1802. Dès la fermeture de l’officine, confiné dans l’arrière-boutique, il dévore ouvrages et encyclopédies. Ses disciplines de prédilection sont la chimie et la botanique. Rapidement, l’étude de l’opium à travers l’histoire l’intrigue. Si la plupart des textes parcourus soulignent les propriétés antalgiques de cette plante mystérieuse, tous révèlent ses effets imprévisibles sur l’homme.
Guidé par sa seule intuition, Serturner mélange la fleur de pavot à divers éléments : eau distillée, alcool, solvants. Sans résultat. Néanmoins, l’ammoniaque associée au végétal forme des cristaux transparents. Après les avoir lavés à l’acide sulfurique et à l’alcool, il recueille une poudre blanche. Avec précaution, il verse celle-ci dans de multiples petits sachets avec la ferme intention de l’expérimenter sur quelques cobayes. Sa ménagerie improvisée se constitue sans délai des habitants indésirables de la cave de la pharmacie et de chiens et chats abandonnés.
Pour ses nouveaux comparses, il prépare avec minutie différents repas, mélangeant adroitement nourriture et poudre blanche en quantités variables. Ses premières observations seront du plus vif intérêt : selon la taille de l’animal et la dose ingérée, les cobayes réagissent différemment (absence de réaction, profond sommeil, ou décès). Après avoir vérifié les propriétés narcotiques, le caractère basique et les pouvoirs étonnants de la substance pure extraite de l’opium, Serturner la baptise morphium (de Morphée, dieu des songes) et publie en 1806 un ouvrage intitulé La Morphine en tant qu’élément essentiel de l’opium.
Afin de répondre aux exigences de la pharmacopée, en parallèle à ses études universitaires de pharmacie, il cherche à déterminer les posologies tolérées par tous ses cobayes, selon leur poids et leur espèce, afin d’évaluer pour chacun d’eux la dose-seuil mortelle
.
Du préclinique à l’organisme humain
En 1808, estimant ses expériences sur les animaux concluantes, il décide d’éprouver la morphine sur sa propre personne. À partir d’un mélange de morphine et d’excipient, il fabrique des grains à la formule et à la densité identiques. À chaque nouvelle posologie absorbée, il note avec soin ses réactions. Il relève une sensation d’euphorie, proche de la somnolence. Les doses-seuil de l’organisme humain lui sont encore inconnues.
Au cours d’une soirée de 1817, Serturner convainc trois de ses amis de l’aider dans sa mission. Les jeunes gens avalent chacun un demi-grain de morphine. Après ingestion complète de la substance par leur organisme, ils lui font part de leurs diverses impressions. Serturner leur redistribue alors trois demi-grains de morphine, puis encore trois autres après un certain laps de temps. Les réactions, particulièrement subites, sont surprenantes. Avant que les participants ne plongent dans une profonde somnolence, une chaleur étrange envahit leur corps, leurs membres s’engourdissent. Après plusieurs heures, leurs esprits émergent d’une immense torpeur. Apathie profonde, nausées, vomissements, douleurs digestives et violentes migraines sont décrit précisément par les acolytes. Il est probable que les jeunes gens aient absorbé par ignorance une dose proche de la dose mortelle. Ses amis sont si mal en point après cette séance d’essai, pourtant si riche d’enseignements, qu’ils déclinent toute invitation ultérieure.
À partir de ses recherches, Serturner découvre les diverses propriétés physiologiques de la morphine. Analgésique puissant, cette substance agit chez l’homme au niveau du cortex cérébral, plus précisément sur la zone contrôlant la douleur. À faible dose, la morphine est un excitant du système nerveux central procurant un état d’euphorie. Alors que les perceptions sensitives s’affaiblissent, les pensées se succèdent à un rythme rapide. Des doses plus élevées provoquent une phase dépressive suivie d’un sommeil profond.
Médicament contre la douleur, la morphine est administrée au cours des crises de coliques hépatiques et néphrétiques, chez les grands opérés, les cancéreux, etc. C’est aussi un stupéfiant entraînant une accoutumance, d’où la recherche de dérivés morphiniques.
Brève chronologie autour de la morphine
1925 : J.-M. Gulland, R. Robinson et C. Schopf en établissent la formule physico-chimique 1952 : M. Gates et G. Tschudi en réalisent la synthèse
1973 : Lars Terenius, Candace Pert, Solomon Snyder et Eric Simon mettent en évidence, au niveau du système nerveux central, les récepteurs opioïdes
1975 : Hughes et Kosterlitz découvrent les endomorphines, « morphines » naturellement produites par le corps humain, ils les nommeront « enképhalines ».
Années 1980 : nombreux progrès dans l'adaptation des doses aux besoins des patients et dans la mise au point de nouvelles voies d'administration.
Après la douleur, les champs de bataille
Délaissé par ses amis, Serturner poursuit en solitaire son combat contre la douleur. Ses recherches sur les narcotiques dérangent les sociétés savantes d’Europe. Attaques et critiques de toute part, motivées par un perfide sentiment de jalousie, l’ensevelissent. D’une plume habile, ses adversaires savourent le plaisir de tourner ses travaux en dérision. Cabales, injures et diffamations le contraignent à quitter Einbeck où il exerce la profession de pharmacien depuis 1808. Malheureusement, les calomnies le poursuivent jusqu’à Hamelin, sa nouvelle ville d’élection. Désemparé par la démonstration de tant d’ingratitude de la nature humaine, Serturner renonce à exercer la profession de pharmacien, mais pas à celle de préparateur.
Par amertume ou par pessimisme, Serturner consacre désormais son génie inventif non plus à soulager les douleurs de l’homme mais à sa destruction. En effet, ses nouveaux travaux aboutissent à la mise au point d’un mélange de plomb et d’antimoine augmentant considérablement la portée du tir des canons et à la création d’un fusil pouvant se charger par la culasse.
La critique se tait devant tant de trouvailles machiavéliques. Le gouvernement de Hanovre l’applaudit même pour ses attentions hautement patriotiques
, ses concitoyens l’admirent unanimement. Le respect de ses condisciples, acquis au mépris de la sauvegarde de la paix, le plonge dans une profonde misanthropie. Ironie du sort, la morphine demeure impuissante à soulager ses atroces douleurs dues à de la goutte et de l’arthrite, son organisme s’y étant accoutumé au fil de ses nombreuses expérimentations.
En 1841, Serturner décède dans une solitude absolue, torturé au plus profond de lui par ses blessures morales et physiques.
Essor d’une pharmacopée d’origine végétale
En démontrant qu’une plante naturelle pouvait cacher un ou plusieurs principes actifs puissants, Friedrich Wihelm Serturner donne naissance à la chimiothérapie. De nouveaux trésors végétaux s’offrent naturellement à la pharmacopée.
Nombre de botanistes européens s’engagent dans l’étude chimique de cette nouvelle manne afin de révéler au grand jour les pouvoirs thérapeutiques secrets du monde végétal. De multiples découvertes suivront : la quinine extraite de l’écorce de quinquina (1820), la digitaline de la digitale (1844), la cocaïne de la feuille de coca (Niemann, 1860), la salicyline de l’écorce de saule, qu’Hippocrate préconisait déjà pour combattre la douleur et la fièvre (Leroux, 1829), à partir de laquelle les chimistes isolent l’acide salicylique. La synthèse de cet acide a donné l’aspirine (Hoffmann, 1869), le plus célèbre médicament au monde prescrit pour ses propriétés antipyrétiques, anti-inflammatoires, antalgiques et anticoagulantes.
Il est terrible de penser que les seuls moyens découverts jusqu’à présent par l’homme pour apaiser la souffrance, le chloroforme, l’opium, la morphine, l’hypnotisme, ne sont en réalité, que des approximatifs de la mort.
Petits aphorismes sur la souffrance (1892). Louis Dumur
Isabelle Levy, conférencière - consultante spécialisée en cultures et croyances face à la santé, elle est l’auteur de nombreux ouvrages autour de cette thématique. @LEVYIsabelle2
Note
- En collaboration de son confrère, Bernard Courtois, Armand Seguin isolera la morphine de l'opium.
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