Infirmière puéricultrice en disponibilité de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP), j’effectue depuis plusieurs mois des vacations dans différents services après avoir travaillé trois ans en service d’hématologie pédiatrique. En cette période de crise pandémique, je souhaite répondre aux besoins des services des hôpitaux parisiens. J’accepte donc de me rendre dans une unité de longs séjours*, la nuit du 18 au 19 mars. Je me dois de témoigner.
A mon arrivée, je suis frappée par l’insalubrité des locaux et il n’y a aucun dispositif de protection (masques, blouses, gel hydro-alcoolique…) à l’entrée de l’unité. Dans le bureau médical, je vais à la rencontre de l’infirmière de jour. Elle me dit : Je suppose que tu n’es pas prévenue mais ici, c’est une unité contaminée alors il va falloir que tu te munisses vite d’un masque
. Elle m’explique que c’est une unité où la plupart des personnes âgées présentent des signes de démence importants et qu’il y a 9 patients infectés par le coronavirus confirmés, mais que la plupart des patients n’ont pas été testés. Elle me désigne le patient qui se trouve dans le couloir en train de toucher obsessionnellement une poignée de porte et me dit : Lui c’est Mr A, il est confirmé Covid-19, alors tu vois, il faut que tu fasses attention
puis en me désignant une autre patiente du couloir un peu plus au loin, elle ajoute Elle, c’est Mme B., elle est également Covid-19, elle déambule et passe de chambre en chambre rendre visite à tous les patients […] Tu comprends pourquoi il semble évident que tous les patients sont positifs
. Il est 21h20, l’infirmière est très fatiguée et doit récupérer sa fille à la crèche. Je lui dis alors que je prends le relais afin de la laisser partir s’occuper de sa famille et se reposer.
Aucun circuit, aucune mesure mise en place dans le service, aucun dispositif devant les chambres des patients contaminés…
Plusieurs soignantes de ce service ont contracté le virus
Je me rends dans le poste de soins. L’aide soignante qui travaille avec moi cette nuit me tend un masque et m’explique qu’il y a de nombreuses soignantes dans ce service qui sont actuellement en arrêt maladie car elles ont contracté le virus, dont sa deuxième collègue, qui devait être présente cette nuit. Je fais un point avec elle. Elle est énervée car deux aides-soignantes intérimaires présentes cet après-midi l’ont agressée dans les vestiaires. Elle me relate l’épisode : Elles se sont énervées contre moi car personne ne les avait prévenues que le service était Covid-19, elles sont parties en me disant qu’elles ne voulaient pas faire de transmission et qu’elles ne voulaient pas travailler dans des conditions pareilles
. Par la suite, elle me montre le fonctionnement du service et m’explique qu’elle est toute seule pour faire les soins d’hygiène des 33 patients présents dans l’unité. Elle m’explique que lorsqu’elles sont deux aides-soignantes, la charge de travail est très lourde mais qu’actuellement, elle est seule. Elle me montre la boîte de masques et me dit qu’il en reste six pour toute la nuit. Ce sont des masques chirurgicaux (donc non adaptés aux soins auprès du patient Covid19). Elle prépare son chariot et s’apprête à faire son tour pour les soins d’hygiène des patients.
Des patients "pas réanimables", abandonnés à leur sort
Aucun circuit, aucune mesure mise en place dans le service, aucun dispositif devant les chambres des patients contaminés. Une seule procédure est mise en évidence dans le poste de soins : la procédure Covid-19 concernant la prise en charge du corps d’un patient décédé. Cette procédure que je trouve très déshumanisante où il est expliqué que le corps doit être très rapidement enveloppé dans deux housses fermées et envoyé à la chambre mortuaire sans présentation du corps à la famille ni même au personnel qui travaille à la morgue.
Je suis choquée par la situation et j’ai le cœur serré. Je dis à l’aide-soignante qu’elle ne peut pas travailler dans ces conditions, elle me répond : Je n’ai pas d’enfants alors je continue à bosser, puis on ne va pas abandonner les patients
. En faisant un tour rapide de l’unité, j’entends de nombreux patients avec une gêne respiratoire. Il y a un patient qui me semble très inconfortable sur le plan respiratoire. D’ailleurs, il n’est pas sous oxygène. Je lui prends ses paramètres vitaux : 38.7, il est fébrile. Dépassée par la situation, j’appelle un des cadres qui m’explique que, dans tous les cas, on est dans un service de gériatrie et au vu du contexte, les patients ne sont pas réanimables. Il m’explique qu’il est également dépassé par le manque de moyens, de personnel… Il me dit qu’il a fait tout son possible et qu’une deuxième aide-soignante va arriver pour aider ma collègue. Je lui dis que je trouve inacceptable le fait que les aides-soignantes qui sont au plus près du patient lors des changes ne soient pas munies de meilleures protections. Il m’explique qu’il a eu cette consigne : donner aux soignants des masques FFP2 seulement pour faire le prélèvement nasal lors du dépistage. Pour moi, c’est incohérent. Il me semble évident qu’une aide-soignante est plus proche d’un patient lorsqu’elle fait ses soins d’hygiène : elle doit le tourner, le patient s’agrippe à elle dans les transferts au lit... Lorsque je m’étonne de voir la patiente Covid-19 passer de chambre en chambre pour rendre visite aux patients, sa seule réponse, est : On ne peut rien faire, on a pas le droit de les attacher
.
Les aides-soignantes me relatent qu’elles trouvent les patients dans des états désastreux. Ils n’ont pas été changés, certains sont contentionnés alors qu’il n’y pas de prescription à ce sujet. Un sentiment d’impuissance m’envahit. J’ai l’impression d’avoir été propulsée dans un service que l’on a décidé d’abandonner. Les conditions de travail des soignants et la maltraitance des patients dans les services de gériatrie sont dénoncées depuis longtemps. Mais cette crise sanitaire accentue ce phénomène. Le droit de visite est interdit, le manque de personnel est catastrophique. Le strict minimum n’est pas assuré.
Durant cette nuit, j’ai espéré de tout cœur, égoïstement, qu’un patient ne décède pas car j’ai du mal à accepter la procédure de décès mise en place dans ces services. Procédure, qui sauf erreur de ma part, n’a pas été discutée avec les soignants qui doivent l’exécuter sans broncher.
* Alternative à l'Ehpad, l'unité de soins de longue durée accueille des personnes âgées physiquement très dépendantes, notamment sur le plan médical.
Estelle, infirmière puéricultrice
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