Béance morale et omnipotence réglementaire
Le terme « morale » semble avoir été relégué aux antipodes du discours contemporain ; il apparaît dorénavant désuet, vieillot, chargé d'une connotation négative. L'homme contemporain fuit les cadres trop stricts, les discours moralisateurs et ne supporte plus « qu'on lui fasse la morale ». Le discours des années 1960, caractérisé par une volonté de vivre pleinement, de s'émanciper par rapport à l'autorité, aux interdits, aux vieilles règles qui structuraient la société, s'est acharné sur « la vieille morale ». Synonyme de soumission, de discipline, de rigueur, de travail (on a parlé pendant longtemps en France d'une morale républicaine, en Angleterre d'une morale victorienne), elle a été critiquée, conspuée car trop étroitement liée à un certain ordre social établi, voulu et maintenu par les classes dirigeantes et les élites de l'époque et par le conformisme qu'elle induisait, A l'heure actuelle, la morale telle qu'on l'entend dans le sens commun semble s'être vidée d'une partie de son contenu. L'obligation morale, le dur impératif catégorique et les exigences que ce dernier induit, la loi que l'on se donne et à laquelle on se soumet librement telle qu'elle a été formalisée par E. Kant apparaît bien éloignée des préoccupations immédiates de l'homme contemporain, « post moderne ».
L'individu souverain
La post-modernité est cette ère nouvelle des temps démocratiques qui a consacré la notion d'un individu souverain tel que l'avait prédit Nietzsche la fin du XIXe siècle, un individu tourné vers lui-même, narcissique, soucieux de son bien être physique et moral, de son confort, des droits dont il entend se prévaloir (droit à la santé, droit à la vie, droit d'avoir des enfants, droit à mourir « dignement », etc.) et dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement avec ceux de la collectivité. (...)
Il faudrait comme le dit A. Etchegoyen, parler « d'éthiques » en raison de ce caractère pluriel, valable localement en fonction de situations définies (éthique des affaires, éthique du management, bioéthique, etc.) ; ces éthiques appliquées ont des contours beaucoup plus flous, un caractère moins exigeant, moins catégorique et donc plus adaptable à la complexité de notre monde en mouvement perpétuel, à la pluralité des opinions et aux différents questionnements que la techno science ne manque pas de faire surgir.
« A la différence de la morale qui commande, qui a un caractère péremptoire, l'éthique ne fait que recommander ». A titre d'exemple, le Comité Consultatif National d'Ethique (CCNE) n'a-t-il pas qu'un rôle consultatif ?
Ce terme emprunté au discours philosophique est invoqué maintenant partout, dans tous les domaines, il s'impose emblématique, comme s'il était destiné à combler un vide, une béance. Tout est éthique ou susceptible de le devenir. Ce terme qui semble être devenu un espèce de blanc-seing permettant de se dédouaner de sa responsabilité en cas d'erreur ou de faute, voire un véritable argument, ne signifie nullement pour autant qu'il ait une existence réelle ou concrète.
Selon G. Lipovetsky, cette éthique des nouveaux temps démocratique est sans exigences, sans réelles obligations, sans arrachement. Il parle d'une éthique molle, indolore, consensualiste ; ce qui ne veut pas dire que nos sociétés s'agencent sans foi ni loi. Au contraire, « la paix sociale » requiert une sorte d'unanimisme quant au respect de normes de conduites tacitement accepté par le plus grand nombre.
La post-modernité se caractériserait donc selon lui par un réel « crépuscule du devoir » caractéristique de l'ère du vide dans laquelle nous sommes.
Ceci étant, il est pourtant nécessaire à la survie d'une société, qu'un lien, qu'un mode de régulation fasse tenir ensemble les individus entre eux. Tel est l'objet du questionnement et de la recherche de G. Lipovetsky quant à la nature de ce lien, au moment où celui-ci est distendu. En effet, quand l'individualisme est rendu à son point d'acmé, quel lien peut faire tenir ensemble les membres d'une société quand s'est désagrégé le sentiment d'obligation par rapport à l'englobant social ?
Pour lui, c'est le droit qui, aujourd'hui, est le nouveau mode de régulation sociale. En effet, moins la morale - en tant que capacité pour l'individu de se positionner après avoir en conscience délibéré, pesé dans la balance du bien et le mal ce qu'il doit faire - est présente dans la société et plus le droit a d'importance ; un droit positif, normatif, caractérisé par les lois, les règles, la réglementation, les protocoles, les attendus « La logique juridique est devenu le principe régulateur de l'économie et de la société. »
Quand le droit a une prééminence par rapport à la morale, on parle de juridisme ; les docteurs de la loi savent et interviewent la loi, les juristes consultent, les « lawers », comme on dit aux USA, légifèrent sous forme d'attendus et de considérions l'activité humaine, amassant gloses sur gloses.
Le rapport entre les hommes n'obéit-il pas en effet maintenant presque exclusivement à la régulation juridique ? Ce qui n'est pas écrit ne peut-il pas être remis en cause à tout moment ? (...)
Se pose la question de savoir comment cette articulation entre le juridisme et l'éthique est-elle possible dans le monde du soin qui a la particularité d'être au devant des grands problèmes existentiels, de la vie, de la mort, de la souffrance et de la maladie, de tout ce qui échappe à la compréhension et aux jugements immédiats.
Depuis plusieurs années, une réglementation de plus en plus stricte s'est imposée aux établissements, aux médecins, aux soignants dans leur ensemble.
La loi de mars 2002, par exemple, loi très attendue car répondant à des attentes légitimes, qui d'ailleurs avaient été reconnues par la jurisprudence, a eu des effets positifs en ayant permis de rétablir un certain équilibre entre un pouvoir médical immanent et le malade au profit de la partie la plus faible, qui devait être protégée.
Elle a permis un consentement libre et éclairé qui ne soit pas vicié par un manque d'informations ou par des informations erronées. Est nécessaire à tout acte de soin, le renversement de la charge de la preuve en cas de dommage, la représentation des usagers dans les comités et les conseils d'administration.
Néanmoins, comme le souligne Alain Cordier, ex-directeur général de l'AP-HP, ce rééquilibrage des relations du malade face à la médecine par des instruments juridiques emprunts au Code civil et au droit des contrats ne dit rien véritablement sur cette relation de confiance nécessaire à toute relation de soin.
« Cette loi ne peut guère servir de point de départ â un développement parallèle et simultané d'une conscience nouvelle par le soignant de ce qu'est réellement l'acte de soin et ce qu'il implique. » Elle risque de modifier les rapports entre le médecin et le malade. A l'heure de la qualité totale, du risque zéro, des normes ISO, l'homme demande toujours plus de sécurité, d'attention ; les droits légitimes qu'il a peuvent se transformer en exigences qu'il n'est pas toujours possible de satisfaire. Par exemple, le nombre d'entrées croissant dans les services d'urgence pour des motifs qui ne relèvent pas véritablement de « l'urgence » n'est-il pas révélateur d'une volonté consumériste de soin ? La volonté d'être soigné dans les meilleurs délais, d'avoir à disposition un plateau technique permettant des examens en tous genres, même si on doit y passer la journée, est une demande sociétale, « le tout, tout de suite », qui, d'après les dires du docteur Peloux, président de l'Association des médecins urgentistes de France, n'est pas prêt de s'arrêter. (...)
Judiciarisation
En effet, peut-on parler d'une véritable relation de soin quand certaines demandes s'apparentent à des exigences, voire à des créances ?
Pourquoi parle-t-on alors d'une judiciarisation croissante dans le monde des hôpitaux ? Quand le rapport entre le soignant et le malade repose sur un juridisme trop étroit, reposant sur des règles et des attendus très précis, peut-on encore parler de soin ?
Cette judiciarisation, qui repose sur un principe de précautions de plus en plus prégnant, c'est-à-dire une multiplication des précautions d'une conformité de plus en plus stricte aux règles, pouvant même aboutir à une débauche de moyens pour être inattaquable, non critiquable par rapport aux juges ou à une opinion publique toujours plus avide de transparence qu'il convient de rassurer, a pris en effet une ampleur croissante.
Par peur de faire perdre une chance à autrui, le médecin est amené à couvrir des garanties supplémentaires en raison du risque de réclamations. Aux États-Unis, où cet état de fait existe depuis longtemps, des avocats se sont spécialisés en « affaires médicales ».
Ne risque-t-on pas d'aller vers une dichotomie de plus en plus importante entre le poids de ces réglementations et les soignants confrontés à la complexité humaine, qui, par définition, ne peut faire l'objet d'une réglementation trop étroite et trop pointilleuse ?
On en arrive au paradoxe suivant : le soignant, qu'il soit médecin, infirmier ou brancardier, pour parer à une éventuelle mise en cause de sa responsabilité, peut avoir tendance à se retrancher derrière la règle sans plus se poser de questions.
Du moment qu'il respecte la bonne règle, les bonnes pratiques en usage, que le dossier de soins, document juridique par excellence car opposable aux juges, soit bien rempli, n'est-il pas inattaquable au sens juridique du terme ?
Le fait d'avoir pris tous les moyens, même s'ils apparaissent disproportionnés au regard du risque réel encouru, n'a-t-il pas pour but en quelque sorte de se dédouaner, de préserver « le capital confiance » par rapport aux médias et à l'opinion ? (...)
Pour Alain Cordier, le soin ne peut être réduit à une simple prestation de service reposant sur des règles et des attendus trop précis. « Le soignant, parce qu'il est confronté à la souffrance d'autrui, a l'obligation morale de réfléchir â ce qu'il peut et doit faire â la personne qu'il a en face de lui ; il doit sortir d'une certaine quiétude ».
Une quiétude pouvant être justement engendrée par un cadre légal trop étroit, par une interprétation littérale et non téléologique des textes. En effet la norme doit être centrée dans un cadre éthique, non l'inverse, et l'esprit doit toujours supplanter la forme.
L'éthique et l'individu
L'éthique, même si elle apparaît dans notre société actuelle comme molle, indolore, n'est pas là pour apporter des réponses toutes faites mais pour faire naître le questionnement nécessaire afin d'aborder d'une façon individuelle ou collective des problématiques issues de situations de soins concrètes. En ce sens, par exemple aux urgences, secteur emblématique et très médiatisé car réceptacle des besoins et des angoisses d'une société, des médecins ont travaillé sur une charte centrée sur l'éthique afin de mieux répondre à certaines attentes ou demandes. Cette charte ne peut et ne doit pas être considérée comme un prêt à l'emploi mais a pour but de donner des éléments de réflexion pour ceux qui sont confrontés à des problématiques médicales, familiales, sociales difficiles, complexes et qui doivent être vite résolus.
Bien qu'elle soit invoquée partout et pour tout, l'éthique ne saurait se déduire uniquement de critères psycho socio-historiques (individualisme, narcissisme, hédonisme) mais de l'individu lui-même, lequel est toujours porteur d'une liberté et d'une capacité à juger de l'ordre du bien et du mal, qui aussi minimes soient-elles, lui permettent de se positionner entre ce qu'il pense être bon ou mal pour lui-même ou autrui.
En effet, cette capacité à juger du bien et du mal ne peut et ne doit pas se situer sur le même plan que la législation d'un pays ou les règles intérieures d'une entreprise ; elle peut être eduquée mais non produite par la société. En effet, quand la loi d'un pays est injuste, comme dans les pays totalitaires, elle ne pourrait dans ces cas là jamais être remise en question.
L'éthique n'a pas une finalité extérieure à elle-même de régulation sociale, de paix sociale au même titre que le droit ; même si celui-ci, c'est-à-dire la loi civile ou pénale, apparaît dorénavant investi d'une mission de structuration du sujet que les institutions traditionnelles ne semblent plus pouvoir assurer, il ne peut en être de même pour l'éthique qui se situe dans ce que l'homme porte en lui d'inaltérable et d'inaliénable, et ce malgré la structure, le contexte social dans lequel il évolue et qui, dans certains cas, peut avoir un caractère écrasant, voire aliénant.
Elle n'a pas pour but non plus de procurer du bonheur ; « ethic pays » est un non sens sauf si on la conçoit comme instrument de régulation au sein d'une société ou d'une entreprise, soucieuse de donner un sens à des actions qui au fond en ont peu. En ce sens, les valeurs sont utilisées à des fin manipulatrices (management par les valeurs, participation active autour de valeurs communes qui ont un effet identificatoire, adhésion sans limite à la politique, voire au mode de pensée d'une entreprise).
Instrumentalisation
Alors que le droit est un moyen d'assurer la cohésion et la régulation d'une société, l'éthique a sa propre fin en soi et ne doit pas, tout comme l'individu qui est un sujet en soi, être instrumentalisée.
Aussi pertinentes soient l'analyse et la thèse de G. Lipovetsky selon lesquelles cette prééminence, cette omnipotence de la réglementation juridique se justifient par ce vide moral dans lequel nos sociétés avancées ont plongé, elles ne déterminent cependant pas ce qu'est réellement l'éthique dans son essence ; car si la société est chose humaine, c'est dans l'homme, dans cette partie obscure et complexe de son cœur et de son esprit que personne ne peut avoir la prétention de connaître et non dans l'individu stricto sensu qu'il faut trouver les racines de cette conscience morale qui se manifeste sur le plan social.
Réalisé par Gilles Brygo, Cadre de santé
Service médecine
Hôpital Saint-Martin - Beaupréau
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