Tenir bon ou quitter le navire. Tel est le choix auquel sont confrontés les soignants de l’hôpital public.
Malgré l'amour qu'ils portent à leur métier, malgré leurs convictions, leur attachement au service public, ils sont à bout. Ils racontent ici leurs journées harassantes, leur souffrance et leur inquiétude pour l'avenir et pour leurs patients.
Benjamin, infirmier aux urgences psychiatriques de Nantes
Le service accueille des patients adultes à partir de 15 ans et 3 mois.
Les difficultés. Depuis le COVID, les consultations ont significativement augmenté : + 40% pour les mineurs souffrant généralement d'un syndrome dépressif ou en crise suicidaire. Or, leur orientation s'avère très compliquée en l'absence de moyens d'hospitalisation. Ces enfants sont soit renvoyés chez eux, soit placés dans des services de psychiatrie adulte. Des situations complexes qui demandent aussi davantage de temps médical que nous n'avons pas, avec 1,5 médecin en journée contre 4,5 à temps plein normalement et un seul médecin de garde la nuit (de 18h30 à 8h30). Résultat : les délais d'attente en soirée ou la nuit sont parfois de 7 à 8h avant de rencontrer un psychiatre. Au-delà de l'adolescent, il y a aussi la famille inquiète à recevoir et une crise suicidaire à gérer. Autre crainte : d'ici quelques jours, nous n'aurons plus de chef de service. Les nombreux départs et le non remplacement des psychiatres d'urgences implique qu'à l'avenir, nous, infirmiers, fassions sortir des patients sans avis médical - une énorme responsabilité, sans formation supplémentaire.
Le manque de moyens. Régulièrement, des patients sont adressés aux urgences avec une demande d'hospitalisation sous contrainte (ce qui implique un péril imminent) or nous n'avons pas les moyens suffisants de les surveiller efficacement. Résultat : ils fuguent assez régulièrement, parfois avec des issues dramatiques.
L'état d'esprit. Aux urgences générales, les collègues sont assez démissionnaires. Autrefois ils se mobilisaient, maintenant ils sont découragés. C'est aussi la fuite des paramédicaux : je ne connais pas de collègue aujourd'hui qui ait l'intention de rester aux urgences sur du très long terme. A cause de ces pénuries de personnels, on se retrouve avec des paramédicaux jeunes, inexpérimentés dans des soins critiques...(ce qui n'est bon ni pour eux, ni pour les patients). La nouveauté, c'est que l'hémorragie touche aussi les médecins-urgentistes depuis quelques mois, à la recherche de conditions de travail moins pénibles. Le sentiment général, c'est quand même la fuite de l'hôpital public contre la volonté des soignants - ils sont attachés au service public mais, après les différentes crises, ils arrivent à bout de souffle.
Je ne connais pas de collègue aujourd'hui qui ait l'intention de rester aux urgences sur du long terme.
Les constats. Les patients rencontrent de grandes difficultés pour obtenir un suivi en ville (avec des délais absurdes : plus de 6 mois quand on traverse une crise suicidaire... Ça fait long!), ou même dans les Centres Médicaux Psychologiques (CMP), saturés. La psychiatrie libérale est débordée : les gens passent 30, 40 appels avant d'obtenir un premier rendez-vous avec un psychiatre, parcourent des centaines de kilomètres pour obtenir un suivi, ou se rabattent sur des téléconsultations avec des psychiatres parisiens à cause de délais délirants. Ce qu'on constate par ailleurs, c'est que les moyens financiers sont présents à l'hôpital, mais qu'ils ne sont pas dépensés au bon endroit. Quand l'hôpital est capable de rémunérer chaque jour des dizaines de soignants en heures majorées pour revenir travailler sur leurs jours de repos, on a du mal à comprendre pourquoi on ne recrute jamais.
L'avenir. Je suis de nature optimiste mais je suis pourtant très pessimiste sur l'avenir à court terme de l'hôpital public. Dégager du temps médical avec l'aide d'assistant médicaux, comme l'a annoncé Emmanuel Macron, la rémunération des médecins généralistes... ces pistes sont intéressantes, mais ce que nous voulons, de façon urgente, c'est travailler dans de bonnes conditions.
Ce qui le fait tenir. J'ai la chance d'être très lié à mes collègues. Ce qui me fait tenir ce sont mes valeurs soignantes qui sont encore préservées et mon temps partiel qui m'aide à prendre du recul. La question va néanmoins se poser dans les mois, les années à venir : si les conditions se dégradent de nouveau je partirai... si je dois quitter ce service ce sera pour quitter l'hôpital.
Julie, infirmière aux urgences pédiatriques de Corbeil-Essonnes (91)
Le service accueille des patients de 0 à 16 ans.
Les difficultés. Le service compte 40% d'effectifs en moins et la direction ne parvient pas à recruter, ce qui fait peser un poids considérable sur ceux qui restent. Dans les deux équipes de nuit, les infirmières ne sont plus que 2 sur 5. On est donc obligées d'assurer des nuits (imposées) pour combler les manques. Dans la semaine, on travaille à peu près en moitié jour/moitié nuit. On a aussi un gros problème de matériel : en ce moment, on est en rupture de stock de sondes d'alimentation, nécessaires pour nourrir les bébés atteints de bronchiolites alors qu'on est en pleine épidémie ! On perd un temps fou à aller en chercher dans d'autres services. On a aussi un manque cruel de scopes. On est en permanence en train de les changer à cause de dysfonctionnements. Sans parler des ruptures de médicaments de base tels que le Doliprane.
Les insultes. Nous avons 3 profils de patients désormais : les enfants qui nécessitent des soins voire une hospitalisation, les enfants dont l'état nécessite de voir un médecin en ville, dont les parents ont tout essayé mais n'ont pas trouvé de rendez-vous et enfin la bobologie, qui représente environ 30% de nos patients (par manque d'information des parents, pour ne pas avancer les frais ou encore parce qu'il s'agit de populations sans papiers ou sans domicile évidemment). A cause de cette saturation des urgences, les gens attendent des heures et on subit régulièrement leur impatience, leurs insultes...
Les constats. Depuis le COVID, les infirmières quittent l'hôpital pour aller en PMI ou en intérim, où elles gagnent parfois 1700 euros en une semaine, soit quasiment ce qu'on gagne en un mois, ce qui donne des situations ubuesques avec des infirmières qui quittent notre service pour y revenir en intérim. En ce moment, à peu près une de mes collègues nous annonce son départ chaque mois. Par ailleurs, 80% d'entre elles cherchent à partir. Aux urgences pédiatriques, la prise en charge est complètement différente, les dosages ne sont pas les mêmes. On a d'ailleurs plein de collègues des urgences adultes qui viennent nous prêter main forte et qui paniquent. Il est déjà arrivé que certaines, en pleurs, nous confient : la pédiatrie me fait peur. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles on n'arrive pas à recruter.
Concrètement, on ne pouvait plus soigner les enfants qui arrivaient, et qu'on continuait à inscrire. C'est là qu'un enfant de 2 ans en pleine crise d'asthme est arrivé.
Un moment marquant. Un matin, tous les lits étaient pleins, on avait 9 hospitalisations sur 10 en box de soin et deux déchocages en cours... Concrètement, on ne pouvait plus soigner les enfants qui arrivaient, qu'on continuait pourtant à inscrire. Un enfant de deux ans, en crise d'asthme, est arrivé à ce moment-là. On n'avait plus de place pour lui. On s'est débrouillé avec les moyens du bord, on l'a placé dans le dernier box (une pièce pas adaptée pour une urgence vitale, sans le matériel nécessaire) et on lui a prodigué les soins comme on a pu. Le service était maintenant saturé et les gens continuaient à venir nous hurler dessus parce qu'ils n'avaient toujours pas vu de médecin après des heures d'attente. On a parfois peur pour la sécurité des enfants.
L'état d'esprit. Je tiens parce que mon métier est une passion et parce que l'équipe est très soudée. Je reste tant que ma famille ne me dis pas Stop. Pour l'instant, malgré les difficultés, je ne me vois pas ailleurs.
La visite d'Emmanuel Macron à l'hôpital de Corbeil. L'ensemble de l'équipe l'a trouvé très accessible. On a pu discuter ouvertement avec lui et il a été très à l'écoute. Les mesures annoncées sont justes mais il y a parler et agir. On attend des choses concrètes. C'est ce qu'on lui a dit : vous nous faites des promesses, nous voulons en voir les retombées aujourd'hui.
Arthur*, infirmier en gériatrie dans le Haut-Rhin.
Depuis 2015, il partage son temps entre un Ehpad et l'hôpital dans un service de soins de suite et de réadaptation (SSR) et une unité de soins de longue durée (USLD). Ses patients ont plus de 60 ans.
Les difficultés. Le manque le plus criant est celui du personnel et tous les postes sont concernés : infirmiers, aides-soignants et agents de services hospitaliers (ASH). Il manque 11 infirmiers sur 30 dans l'ensemble de l'hôpital et une vingtaine d'aides-soignants sur 60 sont des faisant fonction.
La nuit, je me retrouve seul infirmier avec une aide-soignante pour 71 patients.
Un moment marquant. La nuit, je me retrouve seul infirmier (au lieu de deux) avec une aide-soignante pour 71 patients. Il m'arrive donc d'avoir à choisir entre les urgences, et de prendre en charge un patient tout en disant à l'aide-soignante ce qu'elle doit faire par téléphone. Je pourrais raconter des tas d'exemples comme celui-là !
L'état d'esprit. On est plus en colère que dépités. Oui, les gens sont très en colère. D'abord parce que les cadres et le directeur de l'établissement ne semblent pas, ne veulent pas, voir la situation. On se sent très seuls.
Les constats. Je pars du principe que si les établissements faisaient en sorte de mieux communiquer et de mieux s'organiser, les choses s'amélioreraient. On constate souvent le décalage total d'objectif avec la direction, qui obéit à une logique financière tandis qu'on parle humain. Est-ce que j'attends quelque chose de la part du gouvernement aujourd'hui ? Non, je ne peux pas être déçu par quelque chose que je n'attends pas...
L'avenir. Je souhaite rester infirmier. Le métier me plait beaucoup malgré les conditions difficiles. Le domicile, ce n'est pas mon truc. Je sais aussi que l'herbe n'est pas plus verte ailleurs. J'aimerais rester à l'hôpital. Je l'espère en tout cas.
Ce qui le fait tenir. Les collègues et les patients résidents. Ça fait bien longtemps que je n'attends plus la reconnaissance de mes supérieurs, mais le merci des familles ou d'un résident me fait très plaisir. Je sens alors que mon travail a du sens.
Une requête. Les étudiants sont trop souvent envoyés en stage dans des services très durs dans lesquels ils perdent le goût pour le métier. Les service de soins de suite et de réadaptation (SSR) ne les attirent pas, or, ceux qui viennent sont finalement très intéressés. Il faudrait revaloriser l'image de la gériatrie aux yeux des étudiants pour leur donner envie. Je suis sûr qu'ils seraient moins dégoûtés d'emblée avec une expérience positive.
Là où la lumière est toujours allumée, c'est à l'hôpital public. Il est donc urgent d'agir
Questions à Zaynab Riet, ex-infirmière et déléguée générale de la Fédération hospitalière de France (FHF)
Comment réagissez-vous aux dernières annonces d'Emmanuel Macron ?
« Le discours du Président a été lucide sur la gravité de la situation qui touche l'hôpital mais qui touche en fait l'ensemble du système de santé ; Il a aussi réaffirmé la place incontournable de l'hôpital public dans notre société. Problème d'accès à un médecin traitant, fermeture des cabinets pendant les fêtes et difficulté d'assurer la permanence des soins... Là où la lumière est toujours allumée, c'est à l'hôpital public. Il convient donc d'agir sur plusieurs leviers simultanément : sur le nombre de personnels formés ( former plus et mieux pour plus recruter c’est aussi améliorer les conditions d’exercice et rompre la spirale de l’absentéisme et du risque de départs intempestifs), ouvrir le chantier de la valorisation du travail de nuit où l’on peine à recruter, mieux rémunérer et prendre en compte le travail dans la carrière, mieux rémunérer les gardes et astreintes (là aussi ce sont des contraintes qui doivent être partagées par tous les acteurs de santé et pas uniquement l'hôpital) et également anticiper et organiser la permanence des soins quelle soit en ville, comme en établissements : hôpitaux et cliniques.
En 20 ans, le nombre de passages aux urgences a été multiplié par deux. ( passant de 10 millions de passages à 20 millions) , conséquence d'un dysfonctionnement global du système de santé. Le défaut d’accès à un médecin en ville entraîne une augmentation des passages aux urgences, une organisation de la médecine ville devient indispensable avec pour résultat une réponse effective à la demande de soins.
Comment faire pour que les réponses soient concrètes, à très court terme, pour les professionnels qui souffrent dans les services ?
Le Président a évoqué la date de juin "quoi qu'il en soit", la FHF appelle à des mesures immédiates notamment pour :
• Alléger la charge : en généralisant les sas et en mettant partout des plateformes adaptées pour orienter le patient en ville et éviter le passage aux urgences. A ce titre il faut que dans chaque territoire, l'agence régionale de santé, au niveau départemental, contractualise avec les acteurs de santé qui doivent pouvoir s'organiser à l'échelle de chaque territoire pour répondre aux problèmes spécifiques. Concrètement : il faut mettre en place des schémas territoriaux d'accès aux soins et de permanence de soins, en fonctionnement normal et en fonctionnement de crise.
• Augmenter très fortement les quotas de formation , offrir des passerelles aux professionnels (en validant les acquis de l'expérience et en raccourcissant la durée de formation dans ce cadre)
• Encadrer l'intérim pour limiter les dérives
*Le prénom a été changé.
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