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Quand l'urgence n'est pas toujours au bout du fil…

Publié le 08/03/2016

Médecin urgentiste et blogueur, Sébastien M. nous propose une analyse très réaliste de l'existant, c'est-à-dire que se passe-t-il tous les jours pour un médecin régulateur du 15 qui décroche le téléphone et répond... Des « cas de conscience » sans cesse mis à l'épreuve...

Au 15… De plus en plus, des appels ont une forme d'exigence quant à la réponse souhaitée. « Envoyez-nous les pompiers! Ils viennent pour bien moins que ça habituellement! »Il faut faire vite, dégager le problème, le professionnaliser...

- "Je vous appelle car j'ai dans ma classe une fillette de 8 ans qui est tombée de sa chaise".

- Docteur M: "Est-elle blessée? A-t-elle perdu connaissance? Y a-t-il un saignement?".

- "Non. Elle est tombée sur les fesses."

- Docteur M: "A-t-elle une douleur? De quoi se plaint-elle?"

- "Apparemment elle va bien. Elle ne se plaint de rien."

- Docteur M: "Euh... Pourquoi m'appelez-vous?

- "Au cas où..."

- Docteur M: "Au cas où quoi?"

- "Au cas où il y aurait quelque chose. Vous êtes prévenu comme ça… »

Je raccroche, interloqué, après un « au revoir » de circonstance et la consigne de rappeler si besoin.

Un événement sur un lieu de travail, une garderie d'enfants, une école... Le 15 est un numéro qui rassure et vers lequel on dépose parfois une inquiétude jugée trop lourde, dans la crainte du reproche hiérarchique procédurier d'une faute d'évaluation. Un conseil, une écoute mutuelle, des explications, une coopération des personnes sur place, relevant de la simple solidarité, seraient suffisants dans un grand nombre de cas.

Mais de plus en plus, des appels ont une forme d'exigence quant à la réponse souhaitée. « Envoyez-nous les pompiers ! Ils viennent pour bien moins que ça habituellement ! » Il faut faire vite, dégager le problème, le professionnaliser. Ainsi une modeste plaie du doigt devient insurmontable en dehors de l'intervention d'un équipage de deux à trois personnes, pour rassurer tout le monde et préserver du risque de responsabilité. La crise d'angoisse (« tétanie », « spasmophilie ») peut finir sur un brancard des urgences, faute de temps et de pondération pour la désamorcer sur place. Alors comment s'y retrouver, entre la sécurité sociale me pointant les « abus » d'utilisation d'ambulance, et des demandes toujours plus pressantes pour avoir accès à ces prestations ?

« On a pour consignes dans notre entreprise de ne pas transporter un collègue ». La notion « d'accident de travail », pris en charge à 100%, n'implique pas forcément une débauche de moyens pour le gérer. Un taxi ou une aide solidaire peuvent être adéquats dans nombre de cas... encore faut-il que la politique d'entreprise l'admette. Pour certains, on peut déclencher des moyens de secours qui leur sont dus, d'un claquement de doigt. Au final, le médecin régulateur est contraint d'envoyer une ambulance dédiée à l'urgence, celle-là même qui serait utile potentiellement pour un infarctus ou un accident de la route: proposer une alternative prend du temps et de l'énergie.

Ainsi une modeste plaie du doigt devient insurmontable en dehors de l'intervention d'un équipage de deux à trois personnes, pour rassurer tout le monde et préserver du risque de responsabilité.

« Je vous préviens, s'il se passe quoi que ce soit... Ce sera votre faute! » « Vous faites de la non-assistance à personne en danger ». Chaque mot que je dis en tant que médecin, chaque intonation, chacun de mes timings décisionnels, sont enregistrés. Devant un juge, les réécoutes de bande seront systématiquement considérées comme un dossier médical intransigeant. Il sera décortiqué à la lumière du seul cas jugé, en dehors de tout contexte du rythme des appels, de l'horaire, de l'état de fatigue. Certains appelants le savent et connaissent les « mots-clés » qui feront le forcing médico-légal pour déclencher des secours.

Dois-je pour autant céder à cette facilité de me couvrir à la moindre tension en envoyant tout sur tout? Il faudra alors augmenter largement les moyens à disposition : régler la crise du recrutement chez les pompiers volontaires, expliquer le nombre d'ambulances, ou de pompiers « par défaut d'ambulance » facturés à la sécurité sociale. Il faudra hypertrophier les services d'urgence saturés pour assurer les consultations.

Une salle de régulation est une salle de contrôle d'où sont aiguillés tous les moyens de secours, au bénéfice des plus en difficulté, dans la hiérarchie des gravités potentielles. Chaque appel individuel que je reçois s'inscrit dans ce ballet organisé, dont le tempo peut être extrêmement rapide, et dont je dois préserver la chorégraphie d'ensemble. L'improvisation y garde sa place lors de moments de crise, en s'appuyant sur des procédures réflexes. La base en est cette communication particulière entre celui qui prête ses yeux sur place, dans une situation inhabituellement stressante, connecté à celui qui n'a que ses oreilles, dans une vision d'ensemble.

La réponse la plus judicieuse n'est pas toujours de « pousser le bouton » pour envoyer une ambulance ou diriger vers un service d'urgences. Nous sommes tous responsables du maintien de l'équilibre et de la disponibilité de notre système de prompts secours et d'urgences: il est délétère de les dédier à répondre à une demande de consultation dont la principale exigence est l'aspect non programmé ou aux « mauvais horaires ».

Dans nos hôpitaux, nos infirmiers sont remisés au rang de simples exécutants, auxquels on nie même le droit d'appliquer un protocole médical de service validé pour donner un antalgique simple à un patient.

Mais le problème de fond n'est-il pas de trop « déresponsabiliser »? Les anecdotes anxiogènes brandies en fantasmes menaçants, les procédures sécuritaires dévalorisant la réflexion et l'apprentissage, la non-reconnaissance des acquis en sont le terreau. Les « contrôles qualité », « certifications », « gestion des risques » sont imposés comme des finalités et non plus comme des cadres. L'important n'est plus la qualité de la réflexion et de la vision dans une situation, mais cette propension à se couvrir, cette « traçabilité », par crainte qu'une maladresse soit qualifiée de faute, une inattention d'erreur, une initiative de « dépassement de tâche ».

Dans nos hôpitaux, nos infirmiers sont remisés au rang de simples exécutants, auxquels on nie même le droit d'appliquer un protocole médical de service validé pour donner un antalgique simple à un patient. Tout doit être prescrit, signé, contresigné, sauvegardé, vérifié, dans la sacro-sainte terreur cultivée savamment par leur hiérarchie de « l'erreur », dont au final on ne connaît même pas les études d'incidence ayant entraîné ce genre de procédure. Une simple poussière dans l'œil a pris la lourdeur d'une poutre dans les cerveaux, avec la crainte d'y être pendu. L'intelligence du professionnel et de son équipe sont niés, sa force de proposition étouffée, enfouis sous les consignes illustrées d'exemples culpabilisants, s'alourdissant à mesure de chaque rapport ou audit « qualité » à rendre. Chaque fois un peu plus de démotivation, d'émoussement de l'engagement, de ruptures de communication et d'écoute. Chaque fois un peu plus de perte du sens de leur métier. Chaque fois un peu plus d'administratif informatisé qui relègue la relation humaine aux pointillés de temps qu'il reste à lui dédier.

On ne peut donc pas reprocher à une maman anxieuse d'appeler le 15 à 2 heures du matin pour obtenir l'autorisation de donner un paracétamol à son enfant qui a 38 de fièvre. On ne peut pas reprocher à un instituteur de se couvrir si sa direction ou les parents qui lui confient leurs enfants sous-estiment son bon sens. On ne peut pas reprocher à un salarié de considérer que c'est risqué d'emmener un collègue consulter un médecin si on lui en insuffle le concept. On éduque trop souvent les gens dans la crainte de mal faire, plutôt que dans la confiance en leurs possibilités de faire bien.

L'initiation au secourisme, l'explication de l'organisation des secours, quelques notions pour donner les informations adaptées lors d'un appel rendraient cette responsabilité dont relève tout un chacun vis-à-vis de l'autre moins anxiogène. Nombre de métiers, en contact avec le public notamment, devraient les intégrer dans leurs formations professionnelles. Deux jours pour une attestation de formation aux gestes et soins d'urgence de niveau 1 (AFGSU): deux petits jours dans une vie peuvent tout changer la fraction d'un instant lors d'un arrêt cardiaque, ou simplement offrir une réassurance collective des bons réflexes à avoir.

On éduque trop souvent les gens dans la crainte de mal faire, plutôt que dans la confiance en leurs possibilités de faire bien.

Le centre 15 sera toujours une écoute, un conseil, sécurisant et expliquant les actions à entreprendre. Ces actions peuvent avoir la nécessité de l'immédiateté ou aider à temporiser une prise en charge, le temps d'obtenir une consultation. Bien que le médecin régulateur pose sa tête sur le billot de l'épée de Damoclès dans nombre d'appels, la responsabilité doit garder un sens collectif. Que j'aie en ligne un collègue avec qui je gère une situation en responsabilité partagée, ou le témoin d'un événement à qui j'explique comment porter assistance, l'échange honnête et en confiance est la garantie de décisions réfléchies, comprises, efficaces.

On apprend à bricoler dans une maison, à cultiver un jardin, à surfer sur internet, à cuisiner, à faire du kitesurf... Plutôt que cloisonner les compétences et les responsabilités, il faut donner accès à la compréhension qui sécurise l'initiative réfléchie.


Source : infirmiers.com