Voici une invitation au ménage d’automne... Une chronique irrévérencieuse au possible, comme on aime de temps à autres en publier dans un nos rôles favoris : « empêcheur de panser en rond ». Allez hop ! Le cure, le care, l’humanitude, tout ça à la trappe !
Je sais pas vous, mais tous ces termes anglais ou à moitié français commencent à me sortir par les trous de nez. Afin de limiter la consommation de mouchoirs en papier, la question est donc la suivante : comment pouvons-nous combattre ce cheval de Troie linguistique, ce ver dans le fruit hexagonal, cette mondialisation verbale snobe et prétentieuse ? Heureusement, nous ne sommes pas démunis face à l’agression, et nous avons des arguments, mes amis, qui nous permettent de tenir tête à ce peuple étrange à l’origine du plum-pudding et du mouton à la menthe. Bbrrr…
Les effets de la « Sainte Parole »...
Les journées de m.... s’annoncent généralement très tôt...Vous êtes resté enlisé dans votre oreiller à l’heure de la levée du corps, vous avez perdu votre pass navigo, le code du vestiaire a été changé à l’insu de votre plein gré, et le cadre vous informe qu’il faut vous taper le week-end prochain au boulot. Bref, la théorie du complot n’est pas une théorie, c’est une certitude : le monde entier vous en veut !
En attendant, vous sortez quand même indemne de cette foutue matinée et - guidé par un ver solitaire aussi affamé que vindicatif - vous atteignez sans encombre les portes tant espérées du réfectoire. Hélas, ce havre de paix se transforme parfois en lieu maudit. Dans le dialogue qui va suivre, les amateurs de tragédie grecque reconnaîtront sans peine l’intensité du drame vécu par l’Humanité depuis la nuit de l’étang... euh, je voulais dire la nuit des temps, en fait. Mais vous m’avez compris. Bref, le drame de la communication entre humanoïdes, dans la plus pure tradition aristotélicienne : unité de lieu, unité de temps et unité d’action.
La scène se passe donc à la cantine de l’hôpital, cet oasis de réconfort dans un océan de travail acharné. Hélas, rien n’est jamais acquis, brandissant une fourchette joyeuse et énergique, vous êtes brutalement freiné dans votre élan par l’arrivée de Jean-Edouard qui vient s’asseoir en face de vous. C’est comme ça, il y avait cinquante places disponibles, mais c’est pour votre pomme.
Jean-Edouard, frétillant comme un gardon après trois jours de formation sur « L’Humanitude », entame donc la conversation. De votre côté, vous entamez votre capital santé car il commence déjà à vous gonfler. Vous prenez en effet beaucoup sur vous. Et brutalement, vous êtes confronté à un choix difficile : l’ulcère de stress ou le problème coronarien. Ppfff…
Votre collègue vous parle en effet de la « Sainte Parole » qu’il vient d’entendre. Ignorant les résultats du match d’hier soir, snobant les prévisions météo ainsi que les projets de vacances pour l’été prochain - les valeurs sûres en termes de dialogue léger et agréable - Jean-Edouard embraye les deux pieds sur la pédale vers les rivages de l’Humanitude avec, en première intention une tirade d'anthologie sur le cure et le care... Rebrrr…
Attention ! il faut bien faire la différence entre le Cuuuuuuuure et le Caaaaaaaare... c’est pas pareil. C’est un peu comme l’empathie ou la sympathie, si tu vois ce que je veux dire
.
Solitude du professionnel, perdu en rase campagne… le cure et le care, ces deux notions anglo-saxonnes incontournables dans les salles de soins contemporaines.
Jean-Edouard embraye les deux pieds sur la pédale vers les rivages de l’Humanitude avec, en première intention une tirade d'anthologie sur le cure et le care...
Insensible à la langue de Shakespeare... mais pas que...
Pendant que vous le regardez avec des yeux de poisson crevé (en vous demandant où vous avez bien pu foutre ce p..... de pass navigo), il sirote un petit coup de rouge et continue. Ah oui, c’est comme l’humanituuuuuuuude, c’est super important, je suis formé, Moi, sur l’humanituuuuude...
. Là, d’accord ; c’est pas un mot anglais, mais c’est pas mieux pour autant. Bref, en termes de plan B, et pour éviter de lui balancer le gratin dauphinois sur la tronche, vous êtes de nouveau confronté à un choix difficile : prétexter une urgence - je suis garé en double file - j’ai un sanglier sur le feu - ou bien affronter l’épreuve en faisant face.
Mais la vie n’a jamais été tendre avec vous, le pire ne vous a jamais été épargné. Avec votre lourd passé - entre autres - de contribuable et de père de famille, vous ne craigniez plus rien et vous êtes tout à fait capable de supporter un Jean-Edouard en phase maniaque !
Toutefois, les grandes douleurs sont muettes. Au début vous le regardez sans rien dire, avec un œil de merlan frit dans de l’huile de contrebande. Encouragé par votre regard empli de bienveillance, votre interlocuteur est chaud comme la braise et il « interlocute » de plus belle. Mais au bout du compte, subir n’est pas une solution car vous savez ce que vous risquez. Votre point faible est - en fait - digestif, et une forte contrariété se termine toujours par une occupation intensive des toilettes qui met inéluctablement votre vie sociale entre parenthèses.
Afin d’éviter la purge chevaline et la parenthèse associée, vous passez donc à l’action. Car vous ne supportez pas les coups de boutoir de la Perfide Albion sur le monde fragile de la francophonie. Comment ? Un pays où les chapeaux ressemblent à des cloches à fromage et où les fromages ne ressemblent à rien, imposerait sa dictature linguistique ? Que nenni !
Appuyé sur un argumentaire philosophique trempé dans le bon sens populaire et l’esprit logique, vous sortez alors avec fougue de votre réserve, à l’instar de Sitting-Bull lors de la révolte indienne de 1862. Jean-Edouard ne se doute de rien, encore, il brandit béatement le chiffon rouge du care et celui vermillon du cure. Alors le care, tu vois, se traduirait assez bien chez nous par l’idée de « prendre soin »
. Vous arborez alors un air de gambas espagnole tombée du panier, pour lui demander : ben, pourquoi on dirait pas directement "prendre soin "alors ? Hein ? Ça nous éviterait d’utiliser un mot anglais pour le traduire en français non ?.
Froncement de sourcils, début de commencement d’irritation… Le bonhomme sent que quelque chose ne va pas. Les grandes ailes du doute l’effleurent doucement, mais sûrement. Pour autant, il ne rend pas les armes si facilement. En fait, il pense que vous êtes une grosse truffe de compétition, insensible à la langue de Shakespeare, et il tente de vous sauver de l’ignorance en vous expliquant qu’il y a une nuance, une sorte de réglage fin du sens : du fine tuning, quoi !... En effet, vois-tu, le français parle de « soigner » alors que l’anglais, lui va être beaucoup plus précis en utilisant les notions de cure et de care.
Là, vous avez ce qu’il faut pour arrêter sa manie de couper les cheveux en quatre et les poils du derrière en huit : Ne peut-on pas décliner en français le soin comme : un souci de l’autre (comme le décrit Emmanuel Levinas), une attention à autrui, une acuité professionnelle au service de la vulnérabilité
? Le bonhomme vacille, les grandes ailes du doute lui mettent une calotte… Il ne sait plus trop où il en est et cherche du regard une fenêtre ouverte, histoire d’aspirer un filet d’air et de reprendre sa respiration. En fait, oui, mais bon, en anglais le care s’oppose au cure du fait que ce dernier cherche le bénéfice thérapeutique du soin, il cherche à opérer un traitement en termes curatifs. C’est intéressant non ?
. L’estocade, le moment où le torero - celui qui mange les gambas espagnoles tombées du panier - le moment, donc, où on achève la bête. Si je comprends bien, alors, le « cure » c’est ce que nous appelons traiter, guérir, remédier, autant de verbes que nous connaissons d’ailleurs de nos racines occitanes ou catalanes : curar et qui permettent de nuancer le terme anglais dont on peut finalement bien se passer et utiliser pour plus de précisions le riche vocabulaire de la langue de Molière.
Ben, pourquoi on dirait pas directement "prendre soin "alors ? Hein ? Ça nous éviterait d’utiliser un mot anglais pour le traduire en français non ?
L’Humanitude... Pas mieux !
Imaginons que, par miracle, le type survive à la décharge. La pause repas est en phase terminale. Il a fini son jambon-purée, non sans avoir laissé échappé une lampée de jus de viande sur son tee-shirt qui gueule « I ♥ London ». Il dépiaute, tremblotant, sa portion de camembert sans lever les yeux et tente une dernière cartouche pour se réhabiliter et tenter de vous amadouer en venant sur votre propre terrain. Il est vrai qu’en français nous avons un merveilleux concept qui depuis plus de trente ans a opéré une vraie révolution dans le domaine de la gériatrie. Je pense bien sûr à l’Humanituuuude que tu dois connaître !
A ce niveau de la discussion, plus besoin de faire le gobi de base, l’adversaire a compris qu’il avait affaire à un client solide. Donc il ne reste qu’à enfoncer un clou déjà bien ancré. « Ah oui, tiens, parlons-en de l’Humanitude ! Quand on a dit ça on a tout dit. Un magnifique néologisme qui ne devrait pas tarder à intégrer le vocabulaire officiel dans nos chers dictionnaires. Ce « mot » (ce concept gélatino-philosophique) a été en fait inventé par des profs de gymnastique (tic, tic) »1.
Là, votre thon a changé… euh, votre ton, je voulais dire. Bref, l’adversaire a bien senti qu’il avait loupé son coup. Transpirant, oubliant de manger son orange garanti sans traitement après récolte (mais avant, je ne vous raconte pas…), transpirant donc sous le tee-shirt « I ♥ London » décidemment mis à rude épreuve, il tente d’exister encore un peu en s’accrochant à l’ultime espoir d’un tableau idéal de fondements de sa philosophie du soin. Le regard, la parole, le toucher et la verticalité, ne me dis pas quand même que ça n’a aucun sens ? Ce sont de supers axes de réflexion pour des soignants dignes de ce nom ...?
Le mieux est d’adopter alors une attitude compassionnelle (tête légèrement penchée, petit sourire rassurant, en lui servant un verre d’eau tiède pour éviter un choc thermique). Oh oui, ce sont de très bons axes de travail, sachant qu’il convient de bien distinguer le toucher « tendresse » (cucul la praline) conseillé par les préceptes de l’Humanitude et le toucher responsable, professionnel et tout simplement humain. Le regard, la parole, la verticalité, tout ça doit être ramené à une démarche éthique globale institutionnelle, ancrée dans un principe de réalité. De l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité, Max Weber2 nous enseigne le dépassement de soi et la réflexion pluridisciplinaire. C’est dans ce sens que nous devons progresser, pas dans celui d’enfoncer des portes ouvertes à la con. Allez ! Bonne journée, garçon, au plaisir !
Une bonne journée s’annonce finalement...
Ça y est ! C’est plié, Jean-Edouard se lève et ramasse son plateau. Comme il a également suivi la formation sur la « Politessitude », il esquisse un petit sourire crispé avant d’éructer un pénible merci, toi aussi...
. Puis, il disparaît lentement à l’horizon. Bientôt, vous l’apercevez en train de se gratter la peau du ventre dans le soleil couchant. La purée, sans doute, toujours un peu lourd à digérer lorsqu’on est contrarié. De votre côté, les nuages se sont dispersés, une éclaircie illumine votre chemin et il ne vous reste plus qu’à festoyer sur la tombe de l’adversaire en gravant son épitaphe :
« Ici même finit tristement un pauvre hère,
Aveuglé par la lumière du prêt-à-penser
Il confondit la lune avec un réverbère
Et ni le cure ni le care n’ont pu le soigner
Il fréquentait les salons et prenait la pose
En pataugeant dans la merditude des choses. »
Mes amis, ne tombons pas dans le piège des labels à la mode, ne nous gargarisons pas avec gourmandise de termes de salon qui nous font prendre la pose en gonflant le jabot. L’angélisme forcené de ce vocabulaire prémâché nous entraîne en effet vers une médiocrité abyssale. Dépoussiérons avec allégresse ces concepts « suffisants » et très insuffisants, afin d’élaborer les véritables techniques de soins qui enrichiront notre pratique. Et toc.
Les soignants n’ont pas attendu en effet les nouveaux gourous de cette pensée unique pour donner du sens à leur choix professionnel. Oui, mes amis, nous pouvons très bien exercer notre métier sans maîtriser la langue de Shakespeare (ou plutôt celle de Donald…). Réfléchir « avec et pour autrui dans des institutions justes »3, voilà notre mission et c’est simplement ce que l’homme peut offrir de meilleur : un Soin.
Le regard, la parole, la verticalité, tout ça doit être ramené à une démarche éthique globale institutionnelle, ancrée dans un principe de réalité
Notes
- Gineste et Marescotti sont d’anciens professeurs d'éducation physique qui méritent d’être salués pour leur proposition de réflexion éthique autour de la personne âgée. Néanmoins, les soignants et les institutions doivent dépasser cette réflexion pour enclencher des démarches éthiques globales pensées en pluridisciplinarité, ancrée dans l’action, évaluées, certifiées et suivies.
- Max Weber , Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2003.
- Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Points « Essais », Paris, 1998.
Didier MORISOT Infirmier en Saône-et-Loire didier.morisot@laposte.net
Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santéDocteur en philosophie christophe.pacific@orange.fr
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