Pour faire face à la démographie médicale et réduire les coûts, la Fédération hospitalière de France (FHF) et l’AP-HP organisent, selon Thierry Amouroux, secrétaire général du syndicat SNPI CFE-CGC, des "soins low cost" dans le cadre d’un système de santé à deux vitesses. Il tire donc l'alarme et s'insurge. Pour lui, "il s'agit d'une brèche grande ouverte dans un dispositif jusque-là destiné à garantir la sécurité des patients". Le sujet a fait débat sur RTL qui a reçu successivement aujourd'hui Thierry Amouroux mais aussi Nathalie Depoire, présidente de la coordination nationale infirmière (cf. encadré Champ de compétences élargi pour les IDE : la question du jour dans "les auditeurs ont la parole").
Dans un article paru sur lesechos.fr le 14 septembre dernier, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) indique qu’elle souhaite passer de 45 soignants impliqués dans des protocoles de coopération et de pratique avancée
à 500 puis 1 000 d’ici à fin 2019
. C’est la dixième proposition du « processus Oïkeiosis » , un projet élaboré entre la direction et les médecins. Comme la procédure actuelle dure 4 ans, l’AP-HP demande au ministère de réduire le délai à six mois. De son côté, la Fédération hospitalière de France, qui regroupe les employeurs des hôpitaux publics, veut également déverrouiller le régime des protocoles de coopération
, avec un avis réputé acquis au bout de deux mois en cas de silence de l’administration. Les infirmières sont déjà débordées, alertent sur une charge de travail incompatible avec des soins de qualité
, crient leur souffrance au travail, mais les directions veulent encore charger la barque !
souligne Thierry Amouroux.
Le refus d’un simple transfert d’actes pour gagner du temps
Et le secrétaire général du SNPI CFE-CGC de rappeler qu'en décembre 2012, un sondage auprès de 13 234 infirmières a montré que 87 % de ces professionnels infirmiers sont hostiles aux modalités de ces coopérations art 51. Cette mesure dérogatoire est massivement rejetée car :
- la formation n’est pas validante (souvent sur le tas, par le médecin qui souhaite déléguer cette tâche), et différente d’un endroit à l’autre. Les compétences sont donc discutables, en particulier la capacité de réagir correctement en cas de problème ou de complication ;
- ces nouveaux actes sont pratiqués sans reconnaissance statutaire. C’est d’ailleurs une fonction « kleenex », dans la mesure où si le médecin s’en va, le protocole tombe, et l’infirmière retourne à la case départ ;
- la dérogation consiste à autoriser des professionnels de santé à effectuer des activités ou des actes de soins qui ne sont pas autorisés par les textes régissant leur
exercice professionnel : si c’est utile, pourquoi ne pas le rajouter au décret d’acte et à la formation initiale ?
Ces protocoles de coopération permettent juste de régulariser des situations existantes, de légaliser de petits arrangements locaux
selon Thierry Amouroux, le Secrétaire Général du SNPI CFE-CGC. Mais ces protocoles ne comportent aucune garantie pour les usagers sur les qualifications et les compétences des professionnels impliqués, ainsi que sur la régularité et les modalités de leur exercice. Le développement souhaitable des partages de compétences entre professionnels de santé, ne doit pas être le prétexte à faire n’importe quoi, juste pour libérer du temps médical.
Avec les "coopérations", ce sont des compétences personnelles qui seront attribuées à des infirmières particulières pour faire des actes à la place des médecins. Il y aura des infirmières autorisées à faire... et des infirmières non autorisées dans la même unité d’hospitalisation ! Qui s’y retrouvera ? Le patient sera informé du protocole, mais ensuite il ne saura plus qui peut faire quoi dans une même unité de soins
poursuit Thierry Amouroux. S’il faut élargir les compétences infirmières :
- soit c’est juste rajouter un acte technique, et il faut alors le rajouter au décret d’acte des 600 000 infirmières, introduire ce nouvel apprentissage officiellement dans la formation initiale et le valider par le diplôme d’État ;
- soit c’est une nouvelle compétence, avec une prescription médicale limitée, sur le modèle de la sage-femme, et il faut deux années universitaires supplémentaires pour valider ces compétences, dans le cadre du métier d’infirmière de pratique avancée, validé par un Master, dans un cadre statutaire clair, sur le modèle de l’IADE .
Deux points de vue ... qui ne se rejoignent pas...
Sur RTL, ce lundi 18 septembre, interview croisé de Thierry Amouroux, secrétaire général du SNPI CFE-CGC et Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France autour de la question "un transfert de tâches des médecins vers les infirmiers est-il possible ?"
Interviewé par Yves Calvi dans le cadre de l'émission "6 minutes pour trancher", Thierry Amouroux a souligné d'emblée que les infirmiers sont formés en 3 ans dans le cadre d'une licence et sont contentes de leur métier. Ce ne sont pas des médecins frustrés ou ratés. La techno-structure a l'air de croire que cela va nous faire plaisir de nous rajouter des tâches médicales
. Et de rappeler qu'il y a aujourd'hui deux choses différentes : la pratique avancée - pour des infirmières de niveau master qui vont donc faire deux années d'études supplémentaires - et les protocoles de coopération dans ce projet de l'AP-HP qui consistent à envisager que des infirmières fassent "sur le tas" ce que les médecins du service ne veulent pas et ce, sans avoir aucune compétence, aucune formation en la matière, c'est du n'importe quoi...
Frédéric Valletoux, de son côté, considère qu'il ne s'agit pas de substituer un métier à un autre mais de s'adapter à des modes de prise en charge qui évoluent face à une crise du nombre de médecins
. De son point de vue, il faut, bien évidemment, accompagner cela par des formations et ce, sans mettre en danger les patients. Il y a des craintes des deux côtés - infirmiers et médecins - qu'il va falloir dépasser car on a besoin de faire évoluer les pratiques
.
Thierry Amouroux rappelle que certains de ces protocoles de coopération ne sont pas anodins, notamment en cancérologie, et que l'impact sur la santé des patients est réel. Nous n'avons pas la compétence de prescription, cela n'est pas sérieux !
Les deux points de vue ne semblent se rejoindre que sur l'évidente réalité du moment : la pénibilité des métiers hospitaliers avec leur rythme effréné et les conditions de travail toujours plus difficiles. Pour le reste...
Ecouter l'interview dans son intégralité
Rédaction infirmiers.com
La pratique avancée doit se faire en master 2
Pour Thierry Amouroux, la solution réside dans une reconnaissance officielle et nationale de pratiques, avec une rémunération et une formation conséquentes. Plutôt que cette coopération, propre à chaque hôpital et à chaque service, nous sommes en faveur de pratiques avancées dans un cadre clair. Des pratiques autorisées après l’obtention d’un master 2, comme dans d’autres pays d’Europe. L’infirmier de pratique avancée aura alors toute sa légitimité et pourra exercer sur tout le territoire, comme le fait un IADE aujourd’hui
. Et de rappeler qu'en France, le cadre légal de l’infirmière de pratique avancée (IPA)
est l’article 119 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Hélas, aucun texte d’application n’est paru, et les travaux n’ont même pas commencé (référentiel d’activité, de compétences, de formation, cadre statutaire et grille salariale). Environ 200 infirmières de pratique avancée ont déjà été formées à l’Université d’Aix Marseille, le Master sciences cliniques infirmières (cancérologie, gérontologie, parcours complexes de soins) et à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, le Master Sciences cliniques en soins infirmiers (santé mentale, maladies chroniques, douleur et soins palliatifs). Il faut étendre ces Masters, en combinant la valorisation de la VAE et la formation universitaire professionnalisante.
Ce nouveau métier ne concernera que quelques milliers de personnes, sur l’ordre de grandeur des effectifs actuels d’infirmières spécialisées (IADE, IBODE, puéricultrices). A l’étranger seulement 5% des infirmières font de tels masters, mais cet échelon intermédiaire entre l’infirmière à Bac +3 et le médecin à Bac +9 est indispensable, en particulier pour la prise en soins des patients chroniques et des personnes âgées.
Une perte de chance pour les patients
Véritable manipulation des textes officiels sur les actes et compétences des infirmières, ce "protocole de coopération" entre individus, est une brèche grande ouverte dans un dispositif jusque là destiné à garantir la sécurité des patients : formation initiale basée sur un programme officiel fixé par arrêté, évaluation des compétences acquises par le moyen d’un examen, et attribution d’un diplôme d’Etat habilitant à un exercice règlementé et protégé, au nom de la santé publique et de la sécurité des patients. Selon le rapport de la HAS, sur 91 demandes, seulement 25 protocoles différents ont été autorisés, pour 1190 professionnels (430 délégués et 760 délégants). A lui seul, le protocole ASALEE (travail en équipe pour la prise en charge du diabète) représente 487 professionnels médecins et IDE. Certains protocoles sont des transferts d’actes techniques :
- réalisation de ponction médullaire en crête iliaque ;
- réalisation de bilan urodynamique ;
- prélèvements de cornées sur personnes décédées
Mais en 2013, à la demande de l’APHP, l’ARS Ile-de-France a autorisé un protocole d’une toute autre nature « Consultation infirmière de suivi des patients traités par anticancéreux oraux à domicile, délégation médicale d’activité de prescription ». Dans ce protocole, les actes réalisés par l’IDE et leur nature dérogatoire sont précisés pages 3 et 4 :
- prescription d’examens biologiques et radiologiques selon des critères stricts en fonction de protocoles validés spécifiques à chaque molécule et leur interprétation suivie de décision ;
- réponse à des questions médicales et décision d’orientation du patient ;
- prescription de certains médicaments à but symptomatique pour traiter les effets indésirables des traitements anticancéreux (la prescription de médicaments ne concerne pas les anticancéreux eux mêmes) : antiémétiques ; anxiolytiques ; antibiotiques de la classe des cyclines, anti-diarrhéiques, topiques cutanés ;
- décision de renouvellement de la chimiothérapie orale selon la recommandation du protocole spécifique, après appréciation clinique et interprétation de comptes rendus d’examens paracliniques.
Certains patients seront donc vus par un cancérologue, d’autres par une infirmière protocolisée
: n’y a t-il pas là une médecine à deux vitesses ? Et une perte de chance pour certains patients ? Les patients "du secteur privé" paieront pour voir le cancérologue, mais ceux qui n’ont pas les moyens ? A noter que le « processus Oïkeiosis » de l’AP-HP, est un mot créé par les stoïciens, connus pour faire preuve d’une impassibilité devant le malheur et la douleur. Sénèque fût conseiller de Caligula et précepteur de Néron : tout un programme !
Champ de compétences élargi pour les IDE : la question du jour dans "les auditeurs ont la parole"
La question des déserts médicaux et l'élargissement des tâches aux infirmières qui pourrait y être lié fait débat aujourd'hui dans les médias nationaux. Dans le cadre de l'émission "Les auditeurs ont la parole", à 13h sur RTL, Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmière (CNI) était invitée à réagir en même temps que des auditeurs infirmiers. Pour elle les choses sont claires, si le sujet n'est pas nouveau - les protocoles de coopérations existent depuis plusieurs années - il n'y a aucun cadrage national en la matière. Il s'agit donc si la définition du rôle des infirmiers dans le système de santé doit évoluer de réviser notre décret de compétences, ce que nous demandons, ce qui serait la première mesure de bon sens. Il n'est pas question de faire "à la place de" mais d'avoir un champ de compétences élargi (prescrition d'antalgiques de palier 1, par exemple), reconnu et ainsi valorisé - y compris financièrement
. Une infirmière libérale qui réagissait également a souligné l'importance d'un cadre juridique afin de sécuriser la pratique infirmière mais aussi la sécurité des soins prodigués aux patients
. Et de mettre en garde contre des glissements de tâches qui peuvent être délétères en cas de problème... Une autre infirmière libérale l'a rappelé également, valoriser déjà ce que nous faisons, et ensuite accroître le niveau de compétences
. L'urgence pour Nathalie Depoire dans une perspective progressive est de cadrer les fondamentaux du métier infirmier
.
Rédaction infirmiers.com
Ne pas confondre les "délégations de tâches de l’art 51" avec la "pratique avancée"
Dans 25 pays, 330 000 infirmières en pratique avancée peuvent disposer de telles compétences après deux années d’études supplémentaires validées par un Master. Toutes les études scientifiques ont prouvées l’intérêt de ce métier intermédiaire entre l’infirmière à Bac +3 et le médecin à bac +9 ou +12. L’exemple a été donné par les USA dans les années 1960, et il y a aujourd’hui 158 348 « infirmières praticiennes » et 59 242 « infirmières cliniciennes spécialisées », toutes titulaires d’un Master. En Europe, de l’Irlande à la Finlande, ces infirmières diplômées d’un Master peuvent prescrire des médicaments et assurer le suivi des patients chroniques. Dans ce protocole de l’ARS Ile-de-France, la seule ambition est de gagner du temps médical, avec une formation plus que symbolique (pages 9 et 10) :
- une
formation théorique de 45 heures
, validée par unesimple attestation de suivi de la formation
! ; - une formation pratique de 20 heures, consistant à
avoir participé à des consultations médicales avec deux à trois oncologues médicaux (soit entre 20-25 malades vus
), avantde réaliser 10 consultations supervisées par un médecin avec prescriptions de traitements des effets indésirables des anticancéreux et d’examens (biologiques, radiologiques).
Avec 50 ans de recul, les pays anglo-saxons estiment nécessaires deux années universitaires supplémentaires pour valider ces compétences, mais pour l’ARS d’Il-de- France, avec 45 heures de présence, une infirmières est jugée légalement apte à prescrire cinq types de médicaments !
dénonce Thierry Amouroux. Si l’on reste dans cette logique, alors cela revient à estimer qu’en une année une infirmière serait apte prescrire tous les médicaments, ou même à remplacer un médecin ? Si 45 heures de présence pour prescrire ces médicaments, ce n’est pas dangereux pour les patients, comment justifier qu’il faille encore neuf années laborieuses pour former un médecin ? Pour faire face à la démographie médicale, les autorités préparent elles des soins low cost dans le cadre d’un système de santé à deux vitesses ?
précise-t-il. Pire, ce protocole est proposé par un établissement de l’AP-HP, mais l’ARS d’Ile-de-France l’a validé pour tout lieu d’exercice de l’oncologue : établissement de santé, cabinets médicaux…
!
Par ailleurs, on ne peut accepter de valider des acquis par une formation au rabais, un examen entre soi, ou une attestation de présence sur une chaise. Car avec un tel protocole dérogatoire, qui sera responsable en cas d’erreur dommageable pour le patient, voire de faute ?
- l'ARS qui habilite ces professionnels pour un protocole de coopération ? ;
- la HAS qui aura validé le protocole ? ;
- l’établissement de santé qui en sera le bénéficiaire ? ;
- le médecin qui aura délégué sa tâche ? ;
- l’infirmière qui pratiquera un exercice sous couvert d’une "coopération" dérogatoire aux actes autorisés ?
Ce protocole contesté a fait l’objet :
- de recours gracieux du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI CFE-CGC devant l’ ARS, le ministère et la Haute Autorité de Santé HAS (4 mars 2013) ;
- d’une saisine du Défenseur des Droits, Dominique Baudis (20 mars 2013) ;
- d’une mission parlementaire de la Commission des Affaires Sociales du Sénat, sous la coprésidence de Catherine Genisson et Alain Milon (26 mars 2013) ;
- d’une saisine du Haut Conseil de la Santé Publique par le Conseil de l’Ordre des Infirmiers d’Il-de-France, car contraire aux règles de bonnes pratiques (22 avril 2013) ;
- d’une intersyndicale, qui doit être reçue par le Cabinet de la Ministre en juin 2013 ;
- d’une condamnation du Haut Conseil des Professions Paramédicales qui a demandé son retrait.
Thierry AMOUROUX
Secrétaire général du SNPI CFE-CGC
Cet article est paru sur le site du SNPI CFE-CGC le 17 septembre 2017.
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