L'évaluation clinique infirmière n’a aucunement vocation à se substituer à l’examen clinique médical. Elle n'en constitue pas moins une base de travail dans la prise en charge soignante et un outil d’évaluation de l’évolution de patients notamment vulnérables, en facilitant le réajustement des actions mises en place et en favorisant la détection précoce d’éventuelles dégradations. Quid de la formation en la matière et de sa pratique en France et ailleurs dans le monde ? Et quel lien en regard du rôle dévolu aux infirmiers en pratique avancée ? Éléments de réponse à l'issue de ce qui a été entendu lors du 8e Congrès francophone "Fragilité du sujet âgé" qui s'est déroulé à Toulouse le 10 mars dernier et qui, en ces temps de pandémie au coronavirus, trouve un écho supplémentaire.
Chez les personnes fragiles, bon nombre de "failure to rescue", définies comme des inhabilités à sauver la vie de patients après le développement de complications… dans un contexte où ces réactions indésirables ou ces morts étaient prévisibles
1, pourraient être limités par l’évaluation clinique infirmière (ECI). Ce rôle est le dernier filet de sécurité des patients. Voici en substance ce qu’ont avancé Mathieu Turcotte et Pénélope Caravella, tous deux respectivement infirmiers et maîtres d’enseignement à l’Institut et Haute École de la Santé La Source à Lausanne et à la Haute école de santé de Fribourg, ces deux écoles faisant partie de la HES-SO2, lors du symposiumorganisé dans le cadre du 8e congrès francophone sur la fragilité du sujet âgé.
L’intuition des infirmiers est bonne mais elle ne suffit pas
Il est inadmissible que les infirmiers soient incapables de reconnaître des alertes cliniques du corps car ils ne parlent pas la langue de l’évaluation clinique. Celle-ci se doit d’être méthodique et rigoureuse. On doit passer par l’anamnèse, inspection, auscultation, percussion, palpation et autres tests spécifiques. Et effectivement, cette rigueur et cette méthode limitent les "failure to rescue"
a ainsi souligné Mathieu Turcotte. Et de donner en exemple la déshydratation : Au lieu de simplement demander si le patient a soif, il convient d’évaluer réellement la déshydratation
, soit ainsi vérifier l’état de la langue (sèche ou normale), la présence de salive sublinguale, d’humidité sous les aisselles, de dysphagie, mais aussi demander au patient s’il a bu des liquides entre les repas aux cours des 24 dernières heures, et effectuer le test du pli cutané (sternal ou frontal). Car si l’intuition des infirmiers est légitime, encore faut-il savoir la partager ! L’ECI permet de mettre des mots dans notre bouche à titre d’infirmier afin de communiquer et collaborer plus efficacement pour contrer ces facteurs humains des "failure to rescue"
, a t-il encore martelé.
Il est inadmissible que les infirmiers soient incapables de reconnaître des alertes cliniques du corps car ils ne parlent pas la langue de l’évaluation clinique. Celle-ci se doit d’être méthodique et rigoureuse.
Retour sur une expérience pilote réalisée aux HUG
Une expérience visant à former les infirmières à l’examen physique et implanter formellement cette pratique dans un service de médecine interne a été menée aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) au 1er semestre 2015.
Les deux postulats étaient que :
- les nouveaux diplômés Bachelor risquaient de ne pas pouvoir pratiquer l’examen clinique si les milieux hospitaliers ne sont pas familiarisés avec cette pratique et ne l’intègrent pas dans les soins usuels ;
- l’évaluation clinique s’est développée dans les services de soins de manière incomplète.
Les résultats ont mis en évidence un changement de culture, un dépistage précoce des complications et une pertinence de l’intervention du médecin lorsqu’un avis médical est demandé, des transmissions mieux structurées, enfin une collaboration interprofessionnelle rendue plus favorable.
Pour en savoir plus : Massebiaux C, Dettwiler F, Ferreira M, Roulin MJ, 2016, op.cit.
Des textes législatifs qui manquent de clarté mais…
Quid de l'évaluation clinique infirmière sur le plan législatif ? En la matière, l’article R4311-5 du code de la santé publique (CSP) dispose que "dans le cadre de son rôle propre, l’infirmier ou l’infirmière accomplit les actes ou dispense les soins […] visant à identifier les risques et à assurer le confort et la sécurité de la personne et de son environnement et comprenant son information et celle de son entourage […]." De même, l’article R4311-14 dispose que "en l’absence d’un médecin, l’infirmier ou l’infirmière est habilité, après avoir reconnu une situation comme relevant de l’urgence ou de la détresse psychologique, à mettre en œuvre des protocoles de soins d’urgence, préalablement écrits, datés et signés par le médecin responsable. […]." L’évaluation clinique permet ainsi aux infirmiers de réagir face à une situation d’urgence, les signes vitaux et l’intuition ne suffisant pas.
Pour autant, force est de constater qu’en France celle-ci n’apparaît pas clairement dans les textes, excepté dans le référentiel de compétences de 2009. En effet, la compétence 1 – "Évaluer une situation clinique et établir un diagnostic dans le domaine infirmier" – comprend clairement la notion d'évaluation, objectif premier de l'examen clinique, lui-même pierre angulaire du jugement clinique infirmier duquel découlera le diagnostic infirmier
a observé Pénélope Caravella. L’évaluation clinique infirmière pourrait ainsi être tout à fait opportune chez le sujet âgé dans le cadre de l’évaluation du risque de chute par exemple, au niveau du stade de la fragilité. Toutefois, attention au mélange de compétences : il n’est pas question d’évaluer pour faire un diagnostic (ce n'est pas la pose d'un diagnostic différentiel), mais bien, en détectant les alertes du corps, d’affiner le jugement clinique de l’infirmier et d’alerter le médecin de manière adéquate.
Les IPA à la manœuvre… mais pas que
Un rôle entre autres pleinement dévolu aux infirmiers en pratique avancée
(IPA/grade de master) qui ont à la fois un rôle infirmier et un rôle médical s'agissant des soins directs aux patients, et des compétences développées en pratique clinique consultations, collaboration... Les résultats d’une étude3 de 2018 indiquent d’ailleurs une utilisation des services efficiente lorsque des IPA sont présents en milieu gériatrique (des indicateurs de santé à la hausse tout comme la qualité de vie, la satisfaction, l’autonomie à la maison ; a contrario durée de séjour, coûts à la baisse). À noter, la pratique de l’examen clinique se développe depuis plus d’une vingtaine d’années aux États-Unis, plus d’une dizaine d’années au Canada et dans les pays du Nord de l’Europe4. En Suisse, l’examen clinique est enseigné depuis 2012 dans les filières Bachelor (BSc) des Hautes écoles spécialisées de la santé. Sur le terrain d’exercice, il reste néanmoins limité à certains secteurs, soins aigus/intensifs par exemple. C’est du moins dans ce type de secteur que les infirmiers ont réussi à obtenir une certaine légitimité pour le pratiquer
. Toutefois, sa pratique est en train de s’étendre à d’autres contextes de soins comme les institutions pour personnes âgées dans lesquelles il n’y a pas de médecin présent sur place (d’où la demande de formation de ces institutions pour leur personnel infirmier expérimenté mais non formé à l’examen clinique dans leur cursus de formation)
a précisé Pénélope Caravella.
Accompagnement et soutien à la formation
D’où l’intérêt à accompagner les infirmiers dans la formation à l’évaluation clinique et les soutenir dans cette démarche. Celle-ci leur permettrait de compléter la structure qu’ils ont déjà et qui s’avère bénéfique pour les patients âgés fragiles
ont conclu les deux formateurs.
Notes
- Schmid, A., L. Hoffman, M.B. Happ, G.A. Wolf et M. DeVita (2007). Failure to rescue: A literature review, Journal of Nursing Administration, vol. 37, no 4, p. 188-198.
- Hautes écoles spécialisées de Suisse Occidentale
- Krita S, Dwyer A, Ramelet AS International Practice Settings, Interventions and outcomes of nurse practitioners in geriactric care: a scoping review. International Journal of Nursing Studies, 2018
- Massebiaux C, Dettwiler F, Ferreira M, Roulin MJ, L’examen clinique infirmier. Krankenpflege/Soins infirmiers, 4/2016.
Valérie Hedef (article rédigé à partir des interventions de Mathieu Turcotte et Penelope Caravella lors de ce 2e symposium.
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