Le projet professionnel est une notion largement utilisée, aussi bien en formation initiale qu’en formation continue.Elle ne va pourtant pas de soi.
Jean-Michel Pélaprat nous en propose une lecture qui insiste sur les difficultés de sa mise en œuvre et la nécessité de bien les réfléchir.
Il ne passe pas un jour sans que les médias nous interpellent sur la durée de notre temps de travail, le nombre de trimestres de cotisation nécessaire au droit à la retraite, au rallongement des périodes de cotisation.
Notre espérance de vie augmente chaque année d'un trimestre et il paraît évident aux politiques autant qu'aux économistes que notre carrière doit se prolonger d'autant.
Plus que jamais ne serait-il pas nécessaire aujourd'hui de prévoir et d'anticiper cette carrière, sa progression, ses orientations, en un mot son projet professionnel ?
Mais avant d'aborder la notion de projet professionnel, il convient de s'interroger sur la définition du terme « projet » lui-même.
Comment définir un projet ?
Le projet est avant tout une visualisation synoptique et anticipative du large horizon qui se propose à nous au cours de notre vie. C'est un choix de destination, de but, de démarche. C'est également l'anticipation et la préparation aux différentes épreuves qui jalonneront le chemin, ainsi qu'aux éventualités de replis qui peuvent s'avérer nécessaires le cas échéant.
Il s'agit pour le sujet de passer d'une intention réfléchie à sa traduction dans l'action, ce que J. Ardoino1 définit comme un « projet pragmatique » en ces termes: « traduction stratégique, opératoire, mesurée, déterminée d'une telle visée. Ainsi le projet de l'ingénieur ou de l'architecte, (…). Dans tous les cas, le projet est la représentation la plus exacte, la plus riche possible de ce que l'on anticipe »
La visualisation du projet, son intellectualisation se doit d'être la plus précise, la plus pragmatique et la plus exhaustive possible. L'acuïté et la pertinence du projet « réfléchi » conditionneront la projection et surtout l'action.
A. Ancelin Schutzenberger2 nous dit: « L'action est un comportement orienté vers un but ou un état final anticipé : elle comporte un déroulement unique à travers des situations variées, un effort, une dépense d'énergie impliquant une motivation ».
Il énonce les principales conditions, non pas de la réussite du projet, mais d'une démarche assurée et rassurée vers celui-ci :
- Le comportement orienté : savoir vers où et vers quoi l'on tend.
- Un final anticipé : avoir réfléchi, pensé, pesé, évalué l'état final attendu ou espéré.
- Un déroulement unique: sous tend le choix du bon chemin car le retour en arrière peut être difficile voire impossible.
- Des situations variés : le contexte, les événements parasites, les effets contre-intuitifs sont autant d'obstacles qu'il faudra passer et qui, par essence, ne sont pas forcément prévisibles.
- La motivation: le mot est dit et il résume tout. La condition majeure de l'élaboration, de la démarche et sans doute de la réussite d'un projet repose en grande partie sur la motivation et la stratégie de l'individu.
Cependant, l'action au travers des « situations variés » qu'évoque Ancelin-Schutzberger sera conditionnée par le contexte. Or celui d'un projet professionnel est probablement le plus difficile à appréhender.
En effet, le projet professionnel ne saurait se construire sans tenir compte des compétences sociales de l'individu. Cette notion de compétence sociale renferme tout ce qui, telles les différentes facettes d'un diamant, constitue un seul et même sujet. Carrefour de nos compétences au sens large de nos vertus de professionnel, de citoyen, de père, d'ami, de voisin, de fils ...
Force est de constater que tout individu est constitué d'une somme de qualités, fonctions, rôles, sociaux, familiaux, politiques, associatifs, religieux et humains et que chacune de ces faces peut jouer un rôle déterminant, voire prédéterminant dans nos choix professionnels.
Dès lors, l'élaboration du projet, pour si construit qu'il soit à l'aube de notre carrière, se trouve en permanence modifié et influencé par les mouvances de nos vies.
Le changement d'un chef de service, la vie conjugale, les difficultés financières, la naissance d'un enfant, la mutation d'un époux, une crise économique, un conflit avec une équipe, un problème de santé sont autant de facteurs de changements plus ou moins prévisibles qui modifieront substantiellement le projet initial.
Ce projet, dont on sait qu'il se nourrit dès le départ de la vie professionnelle de nos désirs et de nos inclinaisons personnelles, dont on a vu qu'il est un projet réfléchi avant d'être un projet pragmatique, se voit ainsi en mouvement permanent, fragile parmi les aléas de la vie, malléable face à des obligations plus importantes. En un mot, pour autant que l'on se fixe une destination, nul ne sait si les vents seront favorables et mieux vaut s'assurer de points d'escales. Or, comme pour tout voyage, il y a un point de départ qui pour les infirmiers, est constitué par la formation initiale.
Projet et formation initiale
Force est de constater que la formation initiale des infirmiers est éminemment généraliste et qu'à ce titre, elle n'incite pas à une réflexion sur le projet professionnel de l'étudiant, en tout cas sur le long terme. Disons le clairement, le projet de l'étudiant est avant tout d'obtenir son Diplôme d’État, puis de travailler dans un service qui correspondra à ses inclinaisons immédiates et à ses compétences actuelles.
Le jeune professionnel sait mieux que quiconque que son projet à long terme est multi factoriel et que sa priorité immédiate est d'assurer et de développer ses expériences.
En ce sens, la fusion des diplômes d'état de soins généraux et de psychiatrie dans les années 80 a largement contribué aux pertes de repères des jeunes IDE. Une formation technique diluée dans trop de conceptuel ne saurait conférer à des jeunes gens ni l'assurance ni la confiance dont ils auront besoin dès le premier jour de leur vie professionnelle.
Mais s'il ne nous appartient pas de juger la formation initiale en soi, d'autant que la nouvelle formulation du cursus d'étude tend à redresser les carences anciennes en valorisant l'aspect « terrain » et les compétences acquises, nous ne pouvons que constater que fort peu de jeunes IDE sont à ce jour en capacité d'évoquer un quelconque projet professionnel, si ce n'est dans ses grandes lignes ; « j'aimerais plus tard travailler en réa », « je souhaiterais passer le DE de puer », etc.
La conjugaison au conditionnel laisse rarement place à la conjugaison au futur.
Le projet professionnel, lorsqu'il existe, ne procède pas uniquement de la nécessité de prendre ses marques dans le métier, pas moins que d'un désintérêt de l'infirmier, mais bien souvent d'une pleine conscience de la somme de situations variés, dont parle Ancelin-Schutzberger, qui peuvent soit accélérer, soit ralentir le mûrissement de la perspective de carrière.
Justement parce qu'il est dépendant de notre projet de vie et de toutes les influences que celui-ci peut subir, le projet professionnel est, par essence, mobile, fluctuant, et rarement précoce.
Un conflit entre un projet incertain et la réelle détermination du sujet peut s'engager, dont le professionnel reste le seul arbitre. Peut-on y voir là un réalisme que l'on refuse souvent à la jeunesse ? Pourquoi pas ?!
L'évolution du projet professionnel
Le projet professionnel ne saurait être unique et uniforme. Il nait d'une réflexion, se nourrit de motivation, s'arqueboute sous les hypothèses : il évolue.
Mais comment le faire évoluer dans le sens qui nous semble le mieux convenir ?
Peut être simplement en utilisant le système dans ce qu'il nous propose d'opportunités et d'accompagnement.
Certaines étapes de notre vie professionnelle nous apparaissent comme de simples changements plus ou moins à l'initiative de l'employeur. Et pourtant, ces étapes sont autant de colonnes sur lesquelles se posera, à terme, le projet tant attendu. Il en est ainsi du recrutement pour le 1er poste, puis pour chaque étape de l'évolution de la carrière.
De même, le plan de formation continue, l'entretien annuel d'évaluation, mais encore les projets de service, d'établissement, les missions transverses ou encore la préparation d'une certification. Chacune de ces étapes est une opportunité de développement de compétences, de découverte de nouveaux aspects du métier, de travaux et réflexions pluridisciplinaires, et donc d'évolution de la carrière par capitalisation des connaissances et compétences qui ne peut aller que dans le sens d'une légitimation du projet.
Prenons l’exemple simple d'une IDE intéressée par l'hygiène. A terme, son projet serait d'être IDE hygiéniste. Va-t-elle se présenter au DU sans autre bagage que quelques lectures ? Elle le peut, certes, mais son projet est-il construit ? L'a-t-elle quelque peu éprouvé ? A-telle approché peu ou prou la fonction, creusé les missions ?
Pourtant, si elle le souhaite, son approche de la fonction, tel un voyage par étapes vers le métier d'hygiéniste, peut se préparer, s'amorcer, se développer et lui permettre d'acquérir des connaissances avant même de suivre le DU, tout en acquérant aussi la certitude d'être dans le bon choix. Mais comment ?
Elle peut simplement commencer par s'intéresser aux activités du comité de lutte contre les infections nosocomiales (CLIN) et de l'équipe opérationnelle d'hygiène (EOH) de son établissement, rejoindre cette équipe opérationnelle et commencer sur le terrain à défricher le monde de l'infectiologie. Poussant plus loin, elle peut demander son intégration au CLIN (surtout dans le privé), rejoindre le groupe de travail qui prépare, dans le cadre de la certification, les références relatives à la maîtrise du risque infectieux. Elle peut en faire état à son supérieur lors de l'entretien annuel d'évaluation, demander à assister à tel congrès ou telle formation, et, lorsqu'elle se sentira prête, proposer sa candidature au DU d'hygiéniste.
Il est bien évident que si d'aventure le jeune professionnel a très tôt une petite idée de ce vers quoi s'oriente son projet, il doit impérativement jouer la carte de l'anticipation par la négociation.
Stop aux recrutements pendant lesquels le candidat attend passivement les propositions des derniers postes que le DRH n'a pas encore réussi à caser ! Lors du recrutement, le candidat doit être un acteur, non un figurant, il doit exprimer ses choix et non être spectateur de son embauche. (cf. article sur le choix du 1er poste)
Il faut apprendre à poser les bonnes questions, celles qui constituent le préambule du projet professionnel.
Projet professionnel et formation continue
Il est toujours fort intéressant de lire ce que les directions hospitalières, publiques comme privées, ce que les tutelles ou autre organismes autorisés peuvent écrire sur la formation professionnelle.
Les chapitres s'amoncèlent sur la question de la gestion des carrières, les plans de formation, la maîtrise des coûts, la qualité et pour les plus complets d'entre eux, sur les dysfonctionnements sociaux. Complétude bien sommaire car rares sont les écrits, conseils, recommandations qui laissent une place, ne serait-ce que minimale, au projet professionnel dans ses aspects les plus personnels, les plus individuels, les plus intimes.
Pour autant, la législation a progressé vers une généralisation du droit à la formation continue en réactualisant sa définition légale, mais aussi en créant une voie originale de capitalisation de ce droit sous forme du DIF.
Les décrets du 16 juin 1975 ou du 5 avril 1990 constituant les premiers textes règlementaires relatif à la formation continue ont été renforcés, pour ne pas dire enrichis, par la loi de 2007, dite DIF (« Droit individuel à la formation continue tout au long de la vie »).
Question : quel bilan faisons-nous aujourd'hui de ces dispositifs ? Que représente le DIF dans le plan de formation des établissements ? Les salariés sont-ils très au clair sur leurs droits ou l'état de leur capital formation ?
Il semble que cet ensemble de constructions organisationnelles et règlementaires donne aux sociologues le plus bel exemple de ce qu'est une bureaucratie professionnelle, qui, empilant les réformes sans jamais les exploiter totalement, ne donnent pas aux hospitaliers plus de place dans le choix ou les moyens d'orienter leur projet professionnel.
Il est donc essentiel que fort de ce constat, chaque soignant prenne bien conscience qu'il est le seul décideur de ce que doit et peut être sa carrière, compte tenu des opportunités données par le législateur et celles qu'il puisera dans son projet de vie, et dans sa motivation.
La force des métiers soignants est, entre autres, de proposer de nombreuses formations en alternance dont JC Gimonet3 souligne tout l'intérêt en ce qu'elles apportent à l'individu les ruptures provoquant et occasionnant de véritables changements. C'est l'aspect le plus éducatif de l'alternance qui par ses séismes intellectuels, ses modifications de la pensée ou ses ruptures avec ses certitudes génèrent chez le sujet les véritables évolutions, les bonds en avant vers la réalisation de l'objectif professionnel.
La motivation pour un projet professionnel personnalisé
La motivation, nous l'avons cité précédemment, est la clé de tout apprentissage, et ce précepte préside à l'élaboration d'un projet professionnel comme de tout autre projet. Cependant, il n’y a de véritable sens à ce projet que dans sa réponse et ses apports aux besoins du sujet et de la collectivité.
Nul besoin de compulser les écrits de Maslow, que chacun connait bien, pour identifier en quoi la construction d'un projet professionnel répond aux besoins de considération autant que d'accomplissement de soi.
La philosophie pragmatique et la sociologie proposent une tendance de pensée s'articulant sur la notion « VIE » : Valence, Instrumentalité, Expectation4.
- La Valence met les valeurs que le sujet est censé obtenir en regard des efforts qu’il doit fournir pour atteindre son objectif.
- L'Instrumentalité, c'est penser que les moyens utilisés seront nécessairement bons pour atteindre l'objectif.
- L'Expectation, c'est évaluer que l'effort en vaut la chandelle.
- En d'autres termes, il faut être conscient qu'aucun objectif ne s'atteint sans efforts.
On peut penser que le couronnement de l'effort de l'alpiniste réside dans la contemplation silencieuse des sommets, au terme de l'escalade. Le bon alpiniste sait que l'essentiel n'est pas dans la contemplation, mais dans la bonne gestion de l'effort et dans l'atteinte du sommet.
Notes
- « Éducation et politique », J. Ardoino. Paris, Gauthier-Villars, 1977.
- « Vocabulaire de base des sciences humaines », A. Ancelin Schutzenberger. Paris, EPI, 1981.
- « Alternance et relations humaines, contribution à une psychosociologie des formations alternées »JC Gimonet. Mésonance, 1983.
- « Histoire des courants pédagogiques ». D. Chalvin, ESF, 1999.
Jean-Michel PELAPRAT
Directeur des soins
Rédacteur Infirmiers.com
pelaprat.jean-michel@wanadoo.fr
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