« Infirmière ? Quel beau métier. Enfin, ce n’est pas un métier que je pourrais faire » ; « Tu vas voir, tu te lances dans une profession dans laquelle tu trouveras toujours du boulot ! » ; « Ce métier t’offre tellement de possibilités… Tu ne t’ennuieras jamais. » Que de belles paroles. Des paroles que l’on entend en boucle, lorsque l’on est étudiant infirmier. Cela a l’air idyllique, pas vrai ? Beau métier, profession riche en embauche, pleine de branches différentes… ça fait presque rêver. Mais à côté, qu’avons-nous ?
Je voudrais partager avec vous mon expérience. Exprimer ce que j’ai pu vivre, ressentir. La tempête qui fait rage dans mon esprit chaque jour qui passe et qui me pousse à vouloir interrompre chaque jour ma formation. Je suis aujourd’hui en 2ème année. J’ai validé ma 1ère année avec succès, mais les chemins que j’ai dû emprunter pour ça sont longs et sinueux. Les cicatrices qui marquent ma mémoire sont lourdes et profondes. Parce qu’il suffit d’un stage pour vous bousiller, pour écraser le peu de confiance que vous aviez de vous. Un stage pour tout décimer en vous, vous faire sentir moins que rien.
Le stage qui a ouvert ma 2ème année s’est déroulé dans un service de chirurgie orthopédique. Ou devrais-je dire : mon cauchemar s’est fait dans un service de chirurgie orthopédique. Une usine à prothèses où les patients ne sont finalement que des numéros. Il ne leur est attribué aucune identité, sinon une pathologie clairement définie et une chambre. Une ambiance totalement impersonnelle règne. Oh bien sûr, leur cas est abordé dans la salle de soins : celle-ci n’arrête pas de sonner pour rien
; ce qu’il peut m’épuiser avec ses plaintes quotidiennes
, et j’en passe. Bien entendu, je ne reprends pas exactement les paroles entendues. Mais elles s’inspirent de ça. Y a le 22 qui sonne, t’y vas ?
; T’as vu la PTG du 1 ce matin ?
; …
Une usine à prothèses où les patients ne sont finalement que des numéros. Il ne leur est attribué aucune identité, sinon une pathologie clairement définie et une chambre.
Je suis arrivée dans le service en début d’après-midi. Personne pour m’accueillir, cadre absente. J’ai attendu sur une chaise que quelqu’un daigne m’accorder un minimum d’attention. Le soleil éclatait dans mon dos et m’hurlait de me tirer de là pour profiter de ses rayons. Ce que j’aurais dû faire, finalement. Cela m’aurait épargné bien des blessures. Une aide-soignante s’est approchée de moi, m’a montré où me changer et où déposer mes affaires. Une fois parée, une infirmière m’a harponné et m’a dit : Tu sais te servir d’un tensiomètre ?
J’ai répondu que oui. Elle m’a dit d’en prendre un parmi tous et de la suivre pour une visite « au placard », comme ils l’appellent. Un lieu où sont entassées les personnes venant pour des soins ambulatoires. Ils arrivent le matin et repartent le soir. Le service ne m’a pas été présenté immédiatement. Personne ne m’a dit qu’il y avait deux ailes et que les équipes étaient divisées entre les deux à chaque fois. Je me suis vue emportée dans l’engrenage très vite. Trop vite.
Je les voyais, vissés sur leur chaise, portables dans les mains. Vous connaissez ce jeu, « Duel Quizz » ? Je le trouvais tellement stupide, sur le moment. Ils ne jouaient qu’à ça.
Les jours ont défilé. Avec qui devais-je aller ? Les inf, les AS ? Chaque matin, je me levais avec la peur au ventre. Une affreuse boule creusait constamment mon estomac à l’idée de me rendre dans ce service. Je ne me sentais pas à ma place. J’étais spectatrice de moi-même. Spectatrice de tout, d’ailleurs. Je divaguais dans les couloirs, errais à la manière d’une âme vidée. C’est ça, j’étais vidée. Vidée de tout espoir, vidée de toute envie. Plus rien ne m’animait. Le matin, lorsque j’arrivais, je me disais Allez, plus que 7h30
. Et je comptais les heures. Mes yeux restaient accrochés à la pendule. Inlassablement. L’aiguille est rapidement devenue ma meilleure amie. Ou ma pire ennemie. Bien des fois je l’ai vu se déplacer lentement, comme si elle cherchait à me narguer. Au bout de deux semaines, je me suis prise une grande claque dans la figure : je ne connaissais pas grand-chose du service. Je ne connaissais pas grand chose des soins. Je n’avais été accompagné au cours de ces jours que du mépris des aide-soignant(e)s. Je ne blâme pas les infirmières : elles étaient formidables et présentes. Je voulais leur ressembler. Mais les AS restaient dans les parages pour me rappeler que je n’étais pas grand-chose. Ils connaissaient l’une de mes cordes sensibles et n’hésitaient pas à jouer avec, si bien que les larmes n’avaient de cesse d’affluer lorsque je me trouvais en leur présence. Les remarques coulaient à flot à propos de cette corde. Etait-ce volontaire de leur part ? Je le pense. Je le pense sincèrement. Alors je me cachais dans les toilettes. Je passais mon temps à aller pisser. A boire, à pisser. Parfois, je me planquais dans la chambre des patients et je discutais avec ces derniers. Je préférais largement être à leurs côtés plutôt qu’être en salle de soins, avec Eux. Je les voyais, vissés sur leur chaise, portables dans les mains. Vous connaissez ce jeu, « Duel Quizz » ? Je le trouvais tellement stupide, sur le moment. Ils ne jouaient qu’à ça. Je me souviendrais toujours de ce moment, marquant à jamais ma mémoire de stagiaire infirmière. Je suis assise dans la salle de soin. Je prends des notes sur mon petit calepin, de peur de ne plus m’en souvenir en rentrant chez moi. Une sonnette retentit. Elle ne concerne pas l’aile dans laquelle j’ai décidé d’être mais je me dis tant pis, j’y vais.
Je veux achever la phrase que je suis en train d’écrire, lorsqu’une AS se pointe à l’entrée de la pièce. Elle se place dans l’embrasure et me scrute d’un air suffisant. Ses yeux sont comme des lames et viennent lacérer mon âme déjà bien blessée. Je la regarde à mon tour. Ses traits sont arrogants. Elle pointe de son index le couloir et me crache d’une voix chargée de prétention : Marie ! Sonnette, stagiaire !
Je suis restée quelques secondes à analyser cette phrase. Elle a fait plusieurs fois le tour dans ma tête, jusqu’à ce que j’arrache mes fesses de mon siège. Je me suis sentie tellement misérable, lorsque j’ai quitté la salle. Je sentais que je retenais son attention. Je sentais aussi qu’elle bouillonnait de satisfaction. Comment vouliez-vous que je me sente bien ? Y avait-il une recette ?
Je me tuais à essayer les choses. Je me tuais, sincèrement. Sauf que mes efforts restaient vains constamment. Elles m’ont dit que si je continuais dans ce sens, mon stage ne serait pas validé.
Je suis parvenue à retenir mes larmes pendant deux semaines. Deux misérables semaines. Deux semaines horribles, deux semaines de remise en question. Etais-je faite pour le métier ? J’en doutais sérieusement. Ces AS me cassaient sans arrêt. Dans ma tête, une seule idée s’affichait : arrêter ma formation. Me barrer de là, et trouver autre chose. Fleuriste ? C’est cool de s’occuper des fleurs ! Boulangère ? J’aime bien la pâtisserie. Eboueuse ? J’aurais pu avoir la prime de risque ! Tout, sauf infirmière. Tout, sauf un métier dans le milieu médical. Je voulais m’éloigner de cette atmosphère, m’éloigner de cette mentalité. Après deux semaines, des AS m’ont prises à part. Pour me dire que ça n’allait pas, que je n’étais pas dedans. Elles m’ont dit que je n’étais pas assez vive, que je ne prenais pas assez d’initiatives. Je me tuais à essayer les choses. Je me tuais, sincèrement. Sauf que mes efforts restaient vains constamment. Elles m’ont dit que si je continuais dans ce sens, mon stage ne serait pas validé. Et il était hors de question que je fasse un stage de rattrapage. Lorsqu’elles m’ont dit tout ça, je n’ai pas pu me retenir : j’ai fondu en larmes, dégueulant de façon humide mes sentiments. Je ne voulais pas en arriver là, mais je n’ai rien pu contenir. Je leur ai confié que cela faisait des années que je souffrais d’un gros manque de confiance en moi. Que j’avais d’énormes complexes avec lesquels je devais constamment vivre. Je leur ai dit que j’avais un vécu qui faisait que je me trouvais tout le temps sur la réserve. Que cela faisait un an que je bossais dessus mais que je ne pouvais changer en 3 ans ce que je m’étais évertuée à construire en 20 ans. Ma personnalité était ainsi forgée. Je n’y pouvais pas grand-chose. Je transpirais mon éducation, mon histoire… Je n’étais pas réservée par choix. Je subissais cette réserve.
J’ai le cœur qui semble vouloir se décrocher de ma cage thoracique. Je suis encore à l’école. Et je ne vis pas : je survis.
J’ai alors compris que ce que les professionnels voulaient étaient des stagiaires capables de rentrer dans un moule : les gentils stagiaires, les bons stagiaires, les stagiaires qui répondent aux sonnettes, qui vident les poubelles quand elles sont pleines, qui vont nettoyer le caca et le vomis quand les professionnels sont en pause et sont en train de manger…
. J’ai alors compris que chaque élève avait son étiquette. J’avais la mienne. Celle de l’élève démotivée. En vérité, je n’étais qu’une poupée chiffonnée. Désarticulée. Je suis allée au bout de ce stage, malgré tout. Je n’ai validé que trois compétences, ce qui m’a valu un contrat pédagogique à l’école. Parce que valider trois compétences n’était pas suffisant et ne répondait pas aux attentes de la 2ème année. J’ai écopé de ce contrat comme j’aurais pu écoper d’une peine. J’ai considéré celui-ci comme étant un échec, même si j’étais allée au bout de mon stage. Aujourd’hui, je suis encore à l’école. Et je compte continuer autant que possible. Même si je garde cette boule affreuse dans l’estomac. Même si j’en ai des nausées de me lever le matin pour aller dans un service de soins. Même si, dès que j’ouvre la bouche auprès des professionnels, j’ai le cœur qui semble vouloir se décrocher de ma cage thoracique. Je suis encore à l’école. Et je ne vis pas : je survis.
Mes parents ont financé ma formation. Je la leur dois. Ils croient en moi et je ne veux pas les décevoir. Ils sont persuadés que tout se passe bien, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je me dis que je n’ai qu’à continuer à sourire et à dire que oui, ce métier offre pleins de débouchés, que oui, ce métier ne souffre pas d’un manque d’embauche, que oui, il est beau à en crever et qu’on sauve des vies, youpi. Je n’ai qu’à faire tout ça.
Mais à chaque fois, les souvenirs me rattrapent. C’est comme un poison qui coule perpétuellement dans mes veines. Il me bouffe, me ronge… m’éteint.
Je ne vivrais toujours pas plus. Mais je continuerai au moins à survivre. Pour eux. Ainsi que pour les patients que j’ai pu aider du mieux que je le pouvais, ceux qui ont marqué mon cœur et mon esprit, et ceux que je rencontrerai dans le futur. Après tout, j’estime ne pas faire cette formation pour me battre contre des AS aigris. Je la fais pour me battre contre des pathologies empoisonnées et ainsi donner à des personnes la possibilité d’envisager un futur serein. Je ne suis pas une héroïne mais j’espère pouvoir offrir à des gens le sourire, la présence, le soutien et tout ce dont ils ont besoin.
Voilà. Je crois que c’est principalement pour ces personnes-là, que nous devons nous battre. Je n’estime pas cette histoire terminée. J’aurais encore des tonnes de choses à vous raconter sur la réalité de la formation. Sur ma réalité et mon vécu. Je pourrais développer des pages et des pages sur les émotions qui m’animent chaque jour, sur les impressions qui m’écrasent régulièrement. Je me lève tous les matins en me demandant : pourquoi ce métier et pas un autre ?
Bon nombre d’entre vous ont une réponse à cette question. Moi, je la cherche. Depuis ce stage en chirurgie orthopédique, je la cherche. Je suis tombée sur des stages idéaux après celui-là. Des stages qui m’ont redonné confiance et qui m’ont offert la possibilité de croire que j’étais éventuellement faite pour être infirmière. Mais à chaque fois, les souvenirs me rattrapent. C’est comme un poison qui coule perpétuellement dans mes veines. Il me bouffe, me ronge… m’éteint.
J’adresse ce témoignage à tous les élèves qui, comme moi, se sont dit qu’ils allaient laisser tomber. Que la peur les vaincrait.
Le mot de la fin ? Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.
Je me battrai. Je me battrai et j’irais montrer à ces AS qu’elles avaient tort. Même si infirmière ne répond plus à l’image que je me faisais, même si ce métier n’éveille plus en moi les passions d’autrefois, je leur prouverai que je suis capable d’aller au bout. Tout du moins, j’essaierai. J’essaierai. J’adresse ce témoignage à tous les élèves qui, comme moi, se sont dit qu’ils allaient laisser tomber. Que la peur les vaincrait. Ne laissez pas gagner les mauvaises langues. Jamais. Vous valez mieux que ça, croyez-moi. Parce que vous avez eu le mérite d’essayer. N’oubliez pas de tenter lorsqu’il faut tenter. Et n’omettez pas une seconde chose : devenez qui vous êtes, et pas ce que les autres veulent que vous soyez.
Marie Etudiante en soins infirmiers, 2e année
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