Élaborer et formaliser des pratiques et des « savoirs pour soigner »... telle est la vocation de la collection « Sciences du soin » à l'initiative des éditions de boeck - Estem. Marie-Ange Coudray, directrice de collection, nous l'explique.
Infirmiers.com - Marie-Ange Coudray, présentez-nous la collection « Sciences du soin » que vous dirigez aux éditions De boeck - Estemâ¨â¨
Marie-Ange Coudray - Bonjour et tout d'abord merci de m’accorder la parole. L’idée de la collection « Les sciences du soin » aux éditions de boeck - Estem est à la fois simple et exigeante. Il s’agit de faire émerger les savoirs contribuant à soigner. Étrangement, nous « savons » peu, et nous savons donc peu nommer, ce que nous faisons bien. Je m’explique : tous les soignants utilisent dans l’approche et l’accompagnement des personnes l’ensemble des ressources qu’ils portent en eux. Chacun s’engage dans cette relation particulière qu’est le soin, une « proximité à durée limitée », avec une finalité qui semble claire même si parfois elle mériterait plus de clarification... Chacun donc, s’engage à faire au mieux ce qu’il fait avec les moyens dont il dispose : connaissances, techniques, comportements... Dans cette approche clinique, il y a la part des savoirs déjà répertoriés : connaissances médicales, gestes techniques, psychologie, savoirs sociaux…et surtout la mise en musique, combinaison de tout cela dans la situation spécifique vécue par les deux personnes en cause : le soignant et le soigné… Chacun d’eux d’ailleurs étant lui-même envahi de son propre cadre de référence, de ce qu’il sait ou ne sait pas, de ce qu’il a déjà vécu, des paroles de ses proches... Rappelons-le, ce que je suis agit sur ce que je fais, et ce que je suis est à la fois résultante et mouvement, je suis traversée par ce que je lis, ceux et celles que je rencontre, ce que je crois savoir, ce avec quoi je me confronte... La question devient donc : comment j’alimente et construis mon savoir d’aujourd’hui, mon approche de la personne et que puis-je dire du « soin » ou du « soigner » qui rende possible sa transmission. Quels sont les savoirs du soigner pour moi aujourd’hui ? Qu’est-ce que j’utilise dans ma pratique soignante ?
Qui est Marie-Ange Coudray, directrice de collection aux éditions de boeck -Estem ?
Marie-Ange Coudray a été infirmière, cadre de santé, formatrice en institut de cadres de santé, puis directrice des soins dans un établissement de la région parisienne, directrice d'institut de formation de cadres de santé et enfin conseillère pédagogique au ministère chargée de la santé. Dans ce dernier poste, elle a été chargée de l'élaboration et de la mise en place de la réforme de la formation des paramédicaux, notamment des infirmières et des ergothérapeutes. Intéressée par l'écriture des soignants, elle a longtemps travaillé comme rédacteur en chef adjointe à la revue « Soins cadres » et a écrit elle-même de nombreux articles professionnels et deux ouvrages.
I. C. - Les ouvrages parus comme par exemple : « L'impact de l'implication », « La clinique en soins infirmiers » ou « Faut-il avoir peur de la bientraitance »..., élaborent et formalisent les pratiques et les savoirs infirmiers. Comment ces derniers participent-ils à l'enrichissement des « sciences du soin » et surtout à leur reconnaissance ?â¨â¨
M.-A. C. - Pratique et sciences sont liées, il s’agit de réfléchir sur la pratique, d’en rechercher le sens, les modalités, les résultats, d’en regarder la forme, de la nommer. En effet, la question de la nomination est essentielle. Cela m’est apparu plus clairement lorsqu’il a fallu écrire concrètement le contenu des unités d’enseignement des formations pour les professions de soin. Qu'écrire en effet de spécifique dans les savoirs à enseigner qui ne soient pas des sous- produits ou succédanées de savoirs médicaux ? Ces derniers sont nécessaires et doivent même être enseignés de la plus sérieuse manière mais quid des savoirs particuliers aux formations d’infirmier, de kinésithérapeute, de pédicure podologue ou autre profession ? Existe-t-il des savoirs particuliers pour le soin, ou une mise en forme particulière de savoirs déjà connus pour soigner ? Il a donc été très difficile d’écrire le contenu des unités d’enseignement du programme de formation des infirmiers et il est encore à ce jour très difficile à un enseignant infirmier de se dire professeur en « infirmerie » car de quel contenu propre d’enseignement relève-t-il ? Depuis quelques années, une mode a rejeté de l’enseignement l’histoire professionnelle, les théories de soin et même les diagnostics infirmiers, c’est ce que j’ai compris pendant les travaux d’écriture du programme au ministère, mais pour mettre quoi à la place ? Je ne sais pas vraiment…La question se pose donc et perdure: qu’est-ce que le « soin infirmier » ? Des gestes ? Des actes ? Quoi d’autre ?
L’autre question qui traverse cette recherche des savoirs du « soigner » est bien sûr celle des « sciences ». Nous les avons nommées ici « sciences du soin » car elles sont tout simplement en relation avec la focalisation sur ce que pourrait être l’objet de cette science : le soin, et non sur les personnes qui le réalisent. Il y a en effet un précédent avec les « sciences de l’éducation » dont la naissance est récente et qui s'élaborent autour d’un objet déterminé « l’éducation». « Le soin » mérite, je crois, au moins autant d’attention. Ceci n’a pas de rapport avec l’une ou l’autre profession, mais avec la manière d’être et l’intention poursuivie par le soignant de quelque origine qu’il soit. Peut-on approcher cet objet « soin » en le clarifiant, en nommant des façons de faire, en citant des manières d’agencer les savoirs, en démontrant des résultats. Il s’agit aussi, à partir de situations singulières, de mettre en forme des données qui permettent de transmettre, de vérifier, de réutiliser... tout en constituant un corpus spécifique.
La question se pose donc et perdure: qu’est-ce que le « soin infirmier » ? Des gestes ? Des actes ? Quoi d’autre ?
I. C. - La vocation de cette collection d'ouvrages doit aider les professionnels à « penser le soin » avant de le dispenser. Certes, mais avec un peu de provocation, penser le soin n'est-il pas une étape aujourd'hui « luxueuse », voir impossible, pour les équipes soignantes qui manquent cruellement de temps et peinent déjà à seulement « panser » ?â¨â¨
M.-A. C. - Je ne crois pas que la question se pose ainsi. Vous avez raison, le contexte est difficile : le temps est compté, les équipes et surtout certaines équipes sont vraiment restreintes, et souvent les soignants doivent faire le plus urgent avant… le reste. Cependant, en disant les choses de cette manière, d’une part on avance pas, et surtout on ne dit pas « juste ». Le luxe n’est pas toujours lié au temps, il peut ne pas prendre plus de temps, il est une manière différente de vivre le même temps. Et puis, réfléchir au « soigner » que l’on offre n’est pas du surplus, mais de la nécessité. Peut-être même ferait-on moins de ce qu’on croit important si on prenait le temps de réfléchir avant à cette « importance ». Pour qui est-elle?
La même action peut être faite « en prenant soin » ou « sans en prendre soin ». Ce n’est pas une question de temps. Ce peut être par contre une question de fatigue, de routine, de révolte même. Alors mettons tout cela au service de la réflexion et de l’attention que nous portons aux personnes que nous soignons.
Je ne veux cependant pas me dédouaner. Je sais l’usure des personnes au travail, je connais les confrontations diverses auxquelles sont soumises les soignants, les heurts, les malheurs aussi. Mais il y a aussi des richesses, de la chance de pouvoir parler au travail, de se soutenir dans les équipes, de réfléchir, aussi, car heureusement, cela se fait ! Le plus dur pour nous ici, c’est que nous parlons de lecture et les soignants ne sont pas souvent de grands lecteurs. Après une journée de travail, ils souhaitent plutôt passer à autre chose. Et pourtant nous proposons des livres, des ouvrages assez différents, mais qui tous offrent des ouvertures en terme de connaissances pour soigner, des idées que chacun peut s’approprier, des façons et des manières de faire comme soignant.
Parmi les livres qui vont sortir prochainement, l’un montre comment faire du patient un soignant de sa propre crise en utilisant l’analyse systémique ; un autre propose un modèle en soin que j’aurais personnellement bien aimé travailler en service si je l’avais connu plus tôt ; un autre encore fait réfléchir sur le « care » cette notion qui traverse le soin et qui semble parfois inaccessible. Ce sont des exemples je crois qu’il faut lire… et écrire aussi pour faire avancer la pensée. C’est ainsi que le « panser » sera à la hauteur de sa propre pensée et de ce qu’il a comme ambition d’offrir : pas seulement un acte, mais un « soin » dans toute l'acception du terme.
La même action peut être faite « en prenant soin » ou « sans en prendre soin ». Ce n’est pas une question de temps. Ce peut être par contre une question de fatigue, de routine, de révolte même.
I. C. - - Avec votre riche passé d'infirmière - management, enseignement, expertise au ministère de la Santé - comment regardez-vous aujourd'hui la profession et de quoi votre envie de transmettre à la jeune génération et à vos pairs se nourrit-elle ?â¨â¨
M.-A. C. - C’est très banal : je me nourris de ce que je lis, de ce que je vois et entends, de mes rencontres. Mais je crois que cette nourriture se doit d’être parlée, réfléchie avec d’autres, analysée, afin qu’elle grandisse. Je ne crois pas que mon avis sur la profession ait le moindre intérêt, tout simplement car il ne me semble plus suffisamment éclairé et donc non légitime. Mais ce que je sais et vois, c’est qu’un vent de liberté et d’autonomie devrait souffler davantage, en particulier dans l’enseignement. Lorsque j’entends les difficultés que semblent avoir les formateurs en Ifsi pour la mise en place du programme infirmier, j’ai juste envie de leur dire d’ouvrir grand les fenêtres et d’avoir davantage confiance en leurs propres capacités. J’ai le sentiment que la crainte complique les choses. Elles sont certes complexes, mais ouvertes. L’obsession du « bien faire » dans les règles fait oublier le « faire » ou « l’être en train de faire » tout simplement. La lettre a envahit l’esprit. Peut être faudrait-il davantage se faire confiance les uns aux autres. On soigne et on enseigne plus avec sa personne qu’avec des règles, des textes ou des normes. Tout ceci est nécessaire certes, mais l’essentiel est ailleurs. Les apprentissages se font sur les manières d’être, sur l’engagement des personnes, sur la capacité d’accueil de l’autre. Je me souviens très bien de Virginia Henderson à Paris, la première fois où elle est venue, vieille dame de plus de 80 ans déjà…et désolée de voir ce qu’on avait fait de ses « 14 besoins » : une sorte de règle là aussi, une norme dont on arrivait déjà pas à sortir ! Quand une étudiante infirmière de l’époque lui a demandé quoi faire pour bien faire comme infirmière, elle a répondu : « prenez un sac à dos et voyagez », « car c’est la rencontre de l’autre qui vous fera être infirmière »... Je me suis toujours souvenu de cette parole, et je ne trouve rien de mieux à dire… Sortons de nos tanières parfois rétrécies pour goûter la vie et la rapporter vers ceux qui en ont tant besoin et que nous côtoyons dans le quotidien. Sans doute aujourd’hui faut-il y ajouter sortons du virtuel pour entendre de « vrais gens », des personnes qui se « coltinent » le concret, la vie au quotidien avec des impuissances et des richesses. Allez à la rencontre c’est aussi se laisser bousculer sans se blinder, c’est travailler avec soi pour grandir et s’ouvrir sans crainte à l’autre.
J’espère enfin que cette collection apportera aussi de la vie pour que les soignants la cueillent, lisent les ouvrages et en fassent bénéficier les personnes soignées. La collection est en effet ouverte à toute personne qui veut écrire ce que soigner veut dire, afin que nous nous enrichissions les uns par les autres, alors ne pas hésiter !
Virginia Henderson disait « prenez un sac à dos et voyagez car c’est la rencontre de l’autre qui vous fera être infirmière...
Une collection « Sciences du soin » déjà riche en titres et sujets de réflexion...
- Morvillers J.-M., Lobrot M., L'impact de l'implication. Importance de l'engagement de soi dans l'exercice soignant et le développement de la personne. Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck – Estem, septembre 2013, 173 p.
- Rothier Bautzer E., Le Care négligé. Les professions de santé face au malade chronique. Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck – Estem, septembre 2013, 137 p.
- Svandra P. et al. Faut-il avoir peur de la bientraitance. Retour sur une notion ambiguë. Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck
- Estem, septembre 2013, 117 p.
- Benoit-Couturier M. Des images pour soigner. Comment utiliser l'imagerie mentale en spychothérapie ? Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck – Estem, janvier 2012, 123 p.
- Saint-Etienne M. La clinique en soins infirmiers. Vers des pratiques innovantes. Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck – Estem, janvier 2012, 112 p.
- Homerin M.-P. La discipline infirmière dans le champ scientifique. Visibilité et lisibilité d'un savoir professionnel. Collection Sciences du soin dirigée par Marie-Ange Coudray, de boeck – Estem, septembre 2012, 75 p.
Pour commander ces ouvrages, rendez-vous sur superieur.deboeck.com
Propos recueillis par Bernadette FABREGASRédactrice en chef Infirmiers.combernadette.fabregas@infirmiers.com
Un article réalisé en partenariat avec les éditions de boeck-Estem
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