Ce 11 février c’est la Journée Internationale des femmes et des filles de Sciences, une occasion de parler des infirmières qui ont suivi la voie de la recherche. Suite à une opportunité, un concours de circonstances, via une problématique qui les a passionnées ou parce que, peut-être "elles ont cela en elles", toutes se sont lancées dans ce parcours encore peu connu pour les infirmiers. Pourtant, ce métier, comme toutes les professions de santé, possède une expertise spécifique qu’il est important de valoriser !
Je me considère comme une femme de terrain qui a été appelée par la science
Infirmière depuis 2006, Claire Liné est actuellement formatrice en IFSI. Titulaire d’un master en éducation thérapeutique du patient et didactique professionnelle, elle a obtenu un prix en 2017 pour ses travaux sur les troubles alimentaires chez les adolescents atteints notamment d’anorexie, d’obésité. Aujourd’hui elle continue dans sa lancée en entamant un doctorat à l’université Paris Descartes : mon travail de thèse est dans la continuité de mon master. J’étudie les mécanismes intéroceptifs - l’intéroception étant la conscience de l’état interne de son corps et la manière d’en interpréter les signaux - pour comprendre les perceptions corporelles des adolescents souffrant d’obésité
. Selon la professionnelle de santé son envie de faire de la recherche est née du terrain
, alors qu'elle était en poste à la Maison des Adolescents de 2010 à 2017. J’ai remarqué que l’on fait encore des propositions de soins orientées sur les responsabilités du sujet avec beaucoup d’injonctions du type : manger moins, bouger plus alors que dans la littérature il est démontré que chez ces patients, il existe un décalage entre le corps réel et le corps perçu
. Comment demander à un sujet d’agir sur son corps alors qu’il ne l’investit pas pleinement ? A l’adolescence, cette difficulté d’incorporation a des répercussions à l’âge adulte sur l’estime de soi voire sur la prise de décision et cela n’est pas suffisamment exploré
. Sur le terrain, la professionnelle de santé raconte que l’on demandait aux patients de regarder des silhouettes et d’estimer où ils se situaient, et l’on constatait un décalage j’ai voulu approfondir cette dimension car actuellement, dans les soins, elle est inexistante
. Suite à son travail de master, elle a continué d’explorer ce champ en doctorat. L’idée est de faire bouger les lignes, de repenser les soins en les centrant davantage sur le vécu corporel du sujet
. De manière générale, la soignante pense que les sciences infirmières ont beaucoup à faire valoir au-delà de leurs pratiques. Les infirmiers devraient assumer plus cette dimension de leadership, ce n’est pas un gros mot. Ils devraient oser davantage car on a une expertise différente des autres professionnels, notre spécificité mériterait d’être valorisée. C’est le bon moment, on est dans une période charnière
. Pourtant, la jeune chercheuse ne se considère pas comme une femme de sciences mais comme une femme de terrain. Dans notre métier tout part de cela, et je pense que cela doit rester tel quel. Le terrain permet de questionner les pratiques, ce qui devrait nous amener à chercher à comprendre pour ensuite retourner sur le terrain.
"Pour garder l’appétence à vouloir faire évoluer mon métier et à le valoriser, je me suis tournée vers la recherche, d’autres trouveront autre chose"
Stéphanie Chandler-Jeanville est infirmière anesthésiste depuis 2006. Elle a entamé un master en sciences de la qualité et sécurité du patient, qu’elle a obtenu en 2015. Je ne fais pas partie des personnes qui ont eu un parcours tracé. J’ai repris mes études pour élargir mon horizon professionnel, j’en avais discuté avec des médecins, puis avec ma cadre supérieure et avec le coordonnateur général des soins. Ils ont été d’un grand soutien et ont servi de relais avec la faculté de Paris 13. Mais je ne pensais pas aller jusqu’au doctorat par la suite, ma première intention avec ce master, c’était d’acquérir de nouvelles compétences pratiques.
Son travail de maîtrise portait sur les check-lists au bloc opératoire, ce qui l’a poussée à se questionner sur la position et les perceptions des patients dans ces moments-là. La réalisation de son mémoire et la rencontre avec d’autres infirmiers qui réalisaient une thèse lui a fait comprendre que la recherche pouvait permettre d’étayer la pratique. J’ai découvert que c’est une manière différente de faire du soin. Même si c’est indirect, la recherche contribue à améliorer la qualité des soins. Les doctorants que j’ai rencontrés se questionnaient simplement sur leurs pratiques et je me suis rendu compte que c’était aussi mon cas
. La professionnelle a donc débuté une thèse en 2018 sur les patients acteurs de leur parcours et sur les informations données avant une opération. Plus tard, elle aimerait consacrer la moitié de son temps à un programme de recherche afin de proposer un outil pour informer spécifiquement chaque patient et devenir coordinatrice de recherche infirmière à l’APHP. Le reste du temps, elle aimerait faire de l’enseignement en IFAS, IFSI ou école IADE pour intéresser les étudiants à la recherche. Les soignants la perçoivent comme complexe et éloignée de la pratique quotidienne. Or, cela s’appuie sur ce qu’ils font pour tenter de l’améliorer, pour les patients et pour eux-mêmes. Ce n’est pas dans la culture infirmière d’envisager la possibilité d’un parcours universitaire. Cependant la recherche permet de porter la voix des soignants, surtout que notre système de santé se transforme, on doit accompagner ces changements : redéfinir le rôle de l’infirmier, mais aussi celui des IADE, IBODE et puer pour que leurs compétences évoluent et qu’ils acquièrent une reconnaissance
. Pour la professionnelle, c’est prétentieux de se considérer comme une femme de sciences, pourtant j’ai acquis des compétences, alors on peut dire que je suis une femme de sciences du soin
.
"Il ne s’agit pas seulement de développer la recherche infirmière en nombre mais aussi de mieux la caractériser et notamment de définir quels sont ses grands enjeux de nos jours ?"
Aurore Margat est infirmière depuis 2005. Après un passage aux urgences, elle a eu l’occasion de faire de l’humanitaire en Haïti. Une expérience qui a été un tournant pour elle car, suite à cela, elle décide de passer un DIU en médecine tropicale et santé internationale avec l’idée de poursuivre sa carrière dans l’humanitaire. Cependant on m’a parlé de ce master en ingénierie et formation en santé, cela m’intéressait. Je l’ai suivi dans une logique de développer des compétences en pédagogie médicale. Puis, l’objet de mon mémoire m’a passionné
. Le sujet était sur la littératie, c’est-à-dire l’ensemble des compétences des individus qui leur permettent d’accéder et de traiter l’information en santé afin de gagner en autonomie dans la gestion de leur propre santé. Ma rencontre avec la recherche a été une opportunité, en reprenant mes études, je l’ai découverte via un sujet qui me tenait à cœur. J’ai été happé. Je ne m’étais pas prédestinée à cela. Je ne pensais même pas qu’une infirmière pouvait faire de la recherche mais les circonstances ont été favorables.
Ainsi, la soignante a poursuivi son cursus et publié sa thèse en décembre 2018 avec, à la clé, un doctorat en Sciences de l’éducation. L’objet de mes travaux relevait toujours du thème de la littératie en Santé chez des personnes atteintes de maladies chroniques faiblement alphabétisées (illettrées). J’ai donc proposé un modèle d’éducation thérapeutique destiné à ce type de patient
. Récemment, Aurore Margat a été nommée maître de conférences en Sciences de l’Education en Santé au LEPS (Laboratoire d’éducation et de pratique en Santé). Je souhaite continuer à faire ce que je fais au niveau de l’enseignement comme de la recherche. D’un côté, je prépare des travaux sur un champ plus large mais qui resteront sur l’accès à l’éducation en santé. D’autre part, je souhaite contribuer à promouvoir les sciences infirmières en donnant envie aux plus jeunes de suivre cette voie
, souligne la chercheuse qui estime que ce parcours demeure insuffisamment connu. Selon elle, la recherche infirmière devrait se développer davantage, surtout en France : Il faudrait aussi mieux la caractériser et que les enjeux soient mieux définis comme les grands questionnements auxquels elle pourra répondre. Cela permettrait de fédérer davantage les professionnels du secteur.
En tout cas, la professionnelle espère être une femme de sciences : quoiqu’il en soit j’ai fait une thèse, cela y contribue
.
"On est dans une phase propice puisque les institutions s’emparent du sujet de la recherche infirmière. C’est une période exigeante mais stimulante."
Judith Leblanc a poursuivi ses études en master suite à son DE concomitamment à son exercice professionnel. Je voulais continuer à m’interroger sur mes pratiques avec un nouvel éclairage
. Puis, après avoir effectué des missions à l’étranger, elle retourne à l’hôpital où elle participe à des travaux afin d’évaluer une stratégie de dépistage du VIH pour les infirmiers. De fil en aiguille, elle mesure l’impact d’une autre méthode de dépistage, toujours sur le VIH, auprès des populations les plus exposées, un travail qui va devenir son sujet de thèse. Elle la publie en 2017 obtenant ainsi un doctorat en santé publique. Je me suis lancée dans la recherche car cela combine l’expérience soignante avec les questions que l’on peut se poser au quotidien dans les soins et la mise en œuvre de projets correspondants. Tout cela dans une démarche opérationnelle ce qui me convient bien. Mais ce cursus a aussi été possible via un concours de circonstances. Le projet mis en place sur le dépistage m’a interpellé. On a réalisé une étude complémentaire où l’on demandait l’avis des infirmiers sur cette pratique. La suite a coulé de source : le sujet me tenait à cœur, du coup nous avons cherché ce qui serait faisable aux urgences. On a réfléchi à de nouvelles possibilités dans ces services en tension quasi permanente et la démarche de recherche est un appui pour déceler les facilitateurs comme les freins potentiels
, raconte la professionnelle de santé. Aujourd’hui, Judith Leblanc est coordinatrice paramédicale de recherche, ce qui lui permet d’accompagner des équipes dans de nouveaux projets de recherche de type PHRIP. En parallèle, la professionnelle a deux missions principales. D’une part, elle coordonne un projet de recherche financé en partie par l’ANRS sur la même thématique que ma thèse mais à plus long terme. On passe aussi de 8 services d’urgences à 18
. D’autre part, elle est data scientist pour l’APHP je travaille pour l’entrepôt des données de santé
. La recherche infirmière, selon elle, n’en est qu’au démarrage. Même si beaucoup a déjà été fait des enjeux de formations, d’organisation… persistent pour que les générations futures puissent faire de la recherche dans de meilleures conditions
. Si la soignante a bien suivi une carrière scientifique, le terme de femme de science lui parait impressionnant mais il faudrait peut-être réussir à se l’avouer, à l’assumer
.
"Un point positif pour moi c’est que j’ai toujours travaillé en collaboration avec les médecins. Les professionnels de santé devraient pouvoir travailler de manière complémentaire"
Jane-Laure Danan a eu un parcours un peu atypique, enseignante en faculté au départ elle est devenue IBODE puis cadre et a fini par diriger un IFSI. En 2010, elle se lance dans une maîtrise en sciences de l’Education puis dans un second master en éthique, droit et santé et médecin légale. Ayant terminé cette période très dense, cela m’a semblé évident de poursuivre en thèse. J’ai d’ailleurs été encouragé dans cette voie par le doyen de la faculté de médecine de l’époque Henry Coudane. J’ai donc obtenu mon doctorat en 2015 sur la place de la recherche infirmière dans la santé, éthique et développement durable
. Depuis 2012, elle fait également partie d’une équipe de recherche sur les pratiques innovantes en santé mentale et environnementale. De même, elle a été directrice exécutive de la première unité de bioéthique rattaché à l’Unesco. J’ai aussi été cheffe dans un service dédié aux IPA où j’étais le pilote dans l’avion. Il n’y avait pas de médecins nous étions suivis par l’ARS et nous avions comme thèmes de recherche : l’éducation thérapeutique la prise en charge somatique des maladies psychiques, la réhabilitation psychosociale ou encore la douleur en psychiatrie…
Enfin, Jane-Laure Danan a été présidente de la Fédération Européenne des Enseignants en Soins Infirmiers (FINE) de 2013 à 2019. Avoir un regard pour questionner ses pratiques c’est quelque chose que j’ai un peu en moi. Je n’ai jamais aimé agir de manière mécanique d’où mon intérêt pour l’éthique. L’infirmier effectue des gestes sur un sujet de soin, une personne, il est évident qu’il faut se questionner : "je peux le faire mais dois-je le faire ?"
En outre, le fait de s’engager dans la Fédération lui a permis de côtoyer des collègues européens et de se rendre compte que les sciences infirmières devaient évoluer en France au vu du retard certain. C’est tellement organisé ailleurs et ici presque rien, c’est dommage. On est une puissance mondiale mais dans ce domaine on est les parents pauvres. Si aujourd’hui le champ disciplinaire est créé il faut construire les sciences infirmières. D’après le réseau Résidoc , on doit être 300 sur 600 000 professionnels, le ratio reste faible
. La professionnelle se considère clairement comme une femme de Sciences car ce qui caractérise la recherche c’est la production de savoir. A partir de la thèse, c’est ce que l’on fait, produire des connaissances et pas seulement théoriques mais qui seront utilisées par la suite dans la pratique
.
"Je me suis lancée dans la recherche car j’en ai eu l’opportunité mais dans la vie c’est souvent comme cela"
Monique Rothan-Tondeur est d’abord instrumentiste en neurochirurgie avant de passer le concours de cadre de santé et de devenir enseignante. Puis, j’ai eu l’opportunité de devenir infirmière hygiéniste. J’ai été formé à l’hygiène hospitalière et épidémiologie à l’hôpital Bichat et j’ai trouvé cela passionnant. C’est dans ce cadre que je me suis mise à mesurer les risques infectieux chez les personnes âgées. D’abord dans un service, puis dans trois services… au bout d’un moment on a un ensemble de données et on cherche comment prévenir ces risques
. La professionnelle de santé estime avoir appris au fur et à mesure des études descriptives et que c’est suite à ces travaux qu’elle a décidé de reprendre ses études et de passer un master un DEA comme on disait à l’époque
. Elle a ensuite coordonné l’observatoire du risque infectieux en gériatrie et a voulu aller encore plus loin vers le doctorat. J’ai commencé à faire de la recherche sans le savoir. En fait, avant de savoir que je pouvais le faire. Cela a été beaucoup de travail et d’implication mais aussi beaucoup de chance. J’ai du trouver des financements pour payer moi-même mon propre poste au début mais j’ai toujours été soutenu par les médecins et les directeurs. Ils ont été très aidants avec cette petite jeune infirmière qui croyait tout savoir et qui en réalité ne savait rien du tout
. Aujourd’hui, la soignante est toutefois titulaire d’un doctorat et habilitée à diriger une recherche. De part son expérience vécue, la professionnelle de santé et formatrice pense que les sciences infirmière ont déjà formidablement évolué depuis 10 ans. Avant il n’y avait que quelques infirmières qui faisaient quelques travaux à la marge. On constate des changements extraordinaires depuis
. Bien sûr des évolutions sont possibles : notamment en publiant davantage dans des revues internationales indexées. A mon sens, c’est par là que nous obtiendrons une reconnaissance
. Quoiqu’il en soit Monique Rothan-Tondeur se considère comme une femme de science car j’ai fait de la recherche à temps plein et pendant longtemps. Si on est chercheur, on est scientifique, au même titre que les collègues.
Roxane Curtet Journaliste infirmiers.com roxane.curtet@infirmiers.com @roxane0706
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